Fidel et les vautours
par Jean-Pierre Garnier
Évitons d’emblée tout malentendu. Pour avoir été arrêté et emprisonné en septembre 1971 à La Havane, après cinq années de séjour professionnel à Cuba, par la police politique (le G2) sous l’accusation d’«espionnage» et de «propagande contre-révolutionnaire» — un simple délit d’opinion, en fait, dû aux doutes que j’avais maintes fois et publiquement exprimés devant des visiteurs étrangers sur le caractère socialiste du «régime»1 castriste —, on ne saurait me ranger parmi les inconditionnels de celui-ci. Et cela d’autant moins qu’une fois revenu en France, je me suis employé à rédiger une thèse, un ouvrage et plusieurs articles pour étayer mon point de vue par une argumentation en bonne et due forme. Cela précisé, je ne puis rester silencieux devant le déluge d’insanités déversées à la chaîne par le complexe politico-intello-médiatique hexagonal, sitôt annoncé le décès du leader de la révolution cubaine.
De révélations-bidon en mensonges éhontés, de diatribes hystériques en pseudo-analyses plus niaises et plus simplistes les unes que les autres, ce fut à qui dans les pages des journaux ou à l’antenne se montrerait le plus disert pour dire tout le mal qu’il pensait du défunt. On chercherait en vain dans cette prose aussi incendiaire qu’inepte un indice quelconque de connaissance sérieuse de la réalité sociale cubaine. En revanche, on y décèlera sans peine, pour peu que l’on se refuse de hurler avec les loups, la confirmation de l’état de dégénérescence idéologique avancée atteint par les gens qui, en France, se font fort de «gouverner le peuple» ou de «former l’opinion».
À cet égard, les représentants de la vraie droite sont difficiles à distinguer de ceux de la fausse gauche tant les invectives adressées à feu le «dictateur cubain» et son «régime» sont interchangeables. Bien sûr, on retrouve dans la meute, comme il fallait s’y attendre, les chiens de garde anticommunistes habituels, de la droite extrême à la droite «républicaine», peu regardants, comme à la belle époque de la guerre froide, sur ce que recouvre réellement l’appellation «socialiste» accolée au régime cubain pas plus que le terme « communiste» dont est gratifié son parti dirigeant. Il suffit de prononcer ces deux mots sans manifester de colère ou de dégoût pour qu’ils voient rouge.
Énorme «ouf» de soulagement, par exemple, en une du Figaro : «Fidel Castro est mort, une page de l'histoire du XXe siècle se tourne». La page des révolutions, bien entendu. « Le mythe et la dictature », titrait sans surprise L’Express avant que deux éditorialistes de service ne démarrent sur les chapeaux de roues : « À l'origine d'un désastre économique et d'un chaos moral, "El Comandante" a mystifié le monde entier pour atteindre le seul objectif qui lui importait : entrer dans l'Histoire. Son décès, le 25 novembre, dévoile la face noire du dernier "géant du XXe siècle" ». Le Courrier international, du groupe de L’Immonde, n’y allait pas non plus par quatre chemins pour annoncer en couverture la bonne nouvelle «Fidel Castro : CUBA LIBÉRÉE»
Comme de bien entendu, la deuxième droite rivalisera avec la droite traditionnelle dans l’anti-castrisme le plus caricatural, comme en témoignent les unes et éditoriaux de L’Aberration, de L’Immonde ou de L’Obscène au lendemain de la mort du guérillero en chef de la Sierra Maestra. « Les années Castro sont marquées par d’incessantes violations des droits de l’homme perpétrées par le régime », s’empressait de souligner le quotidien sociétal-libéral cher aux bobos : «dénonciations, détentions arbitraires, longues peines d’emprisonnement, persécution des opposants, fermetures de librairies, chasse aux homosexuels, purges, disgrâces et privations des libertés fondamentales. Tout l’arsenal des régimes totalitaires est mis en œuvre pour éviter les débordements ». Le torche-balle du businessman sioniste Patrick Drahi consentait malgré tout à reconnaître qu’«étranglé par le blocus américain, Cuba a cependant mis en place des politiques d’éducation et de santé performantes».
L’Obscène, pour sa part, ne se foule pas, avec un intitulé en forme de copié-collé avec le titre du Figaro : «Fidel Castro est mort, une page se tourne à Cuba». Dans un autre article sur ce «géant qui trompait son monde» — comme L’Obscène trompe ses lecteurs qui, il est vrai, ne demandent que ça —, le biographe-maison assène qu’«en s’envolant vers le paradis des dictateurs communistes, Castro a fermé la dernière page des rêves d’un socialisme à visage humain». La messe (du mort) est dite ! C’est le même journal qui, à la fin des années 70, nous assurait sans rire qu’avec l’irrésistible ascension de Mitterrand vers le pouvoir, «le socialisme» était «une idée qui fait son chemin».
De son côté, L’Immonde ne pouvait faire moins que charger Régis Debray, « maître ès renégats», «aîné en reniement», comme le surnommait Guy Hocquenghem, pour achever de brûler l’idole qu’il avait adoré, mais en y mettant des gants. Comme il l’avait déjà fait auparavant avec le Che, trahi par ses bons soins dans sa geôle de Camiri à l’issue de son escapade bolivienne, et décrit après coup comme un fanatique sincère mais extrémiste pour justifier son ralliement aux hiérarques de la Ve république (Mitterrand, Chevènement, Raffarin, de Villepin…) à qui il offrait ses services (de renseignement). Conseiller des Princes et prince des conseillers, le normalien revenu de sa goguette tropicale — il récidivera en allant rendre visite au sous-commandant Marcos dans les Chiapas —, argue d’avoir été proche — trop proche ? — du Lider Maximo pour établir un distinguo qu’il veut subtil entre Fidel, le romantique, et Castro, le cynique, comme il l’a fait plus tard pour François, l’homme d’État lettré et distingué, et Mitterrand, la fripouille politicarde et collabo-résistante que l’on sait.
Comme à l’accoutumé, le bon élève de la rue d’Ulm choisit une formulation ronflante pour dresser un parallèle des plus scolaires entre les deux faces du Janus des Caraïbes: «Fidel Castro, flamme et cendres ». La flamme, c’est à la fois le «vibrato d’un moment de fraternité» provoqué chez les petits bourgeois intellectuels des années 60 par la geste des guérilleros de la Sierra Maestra, et celle éprouvée pour le dirigeant cubain qui l’incarnait. Un dirigeant que Debray, «insoucieux de la situation intérieure», avoue t-il, voyait non comme un «chef d’État», mais comme «l’inlassable animateur des résistances nationales au-dehors». Les cendres, ce sont celles des idéaux révolutionnaires consumés, qui, aux yeux de Debray pour la raison indiquée, n’étaient qu’à usage externe, mêlées à celles de Castro que l’on venait d’incinérer. Lequel, suppute Debray, n’aimait peut-être pas vraiment en fin de compte « le régime dont il était la tête». Ce qui le conduit à enfoncer une porte ouverte depuis des lustres en guise de conclusion: «nul ne règne innocemment». Bref, Fidel est coupable de double jeu, mais c’est la destinée de tous « les grands seigneurs de la profession» avec lesquels Debray n’a cessé de frayer pour les faire bénéficier de ses avis éclairés.
Autre transfuge de haute volée, Bernard Kouchner, dans Le Point, accuse Fidel de toutes les vilenies, y compris d’avoir débauché sa compagne d’alors, militante comme lui de l’Union des Étudiants Communistes, lors d’un voyage — payés par le «régime» — à Cuba. Il est vrai que le promoteur du « droit d’ingérence », ami du mafieux et criminel de guerre devenu Premier ministre du Kosovo Hashim Thaçi, n’est plus à un racontar près, lui qui niait effrontément, alors qu’il officiait au Quai d’Orsay dans un gouvernement Fillon, la culpabilité du chef de l’UCK dans le trafic d’organes prélevés sur les prisonniers serbes assassinés après leur capture.
On pourrait facilement allonger la liste. D’autant que ce que l’on a pu entendre à radio et à la télévision sur les chaînes publiques ou privées était à l’unisson. Pour un peu, on aurait cru avoir la version française ce que était simultanément diffusé depuis Miami !
Au milieu de ce fatras d’éructations haineuses, il m’aurait été difficile voire impossible de décider à qui décerner la palme de la désinformation et propagande contre-révolutionnaire, si Michel Onfray ne m’avait facilité la tâche. Du philosophe « socialiste libertaire » autoproclamé, on pouvait attendre le pire. Or, il me faut avouer que je n’ai pas été déçu. La place manque pour reproduire dans son intégralité un réquisitoire sans appel énoncé avec suffisance et d’une sottise achevée, qui devrait faire pâlir d’envie BHL. Mais la video postée sur le site du Point peut y suppléer, d’autant qu’elle a été immédiatement répercutée par des sites réactionnaires (Atlantico) ou carrément fachos (Égalité et Réconciliation) dont les animateurs ont bien senti que cet imposteur qui se réclame de l’émancipation était finalement des leurs.
Livrons néanmoins, pour ne pas être accusé d’exagérations gratuites, quelques échantillons de cette «vision lucide, selon Agora Vox, de la catastrophe politique que constitue le régime cubain. Une dictature fondée sur le mensonge et la répression». Pour ce qui est du mensonge, en tout cas, Onfray commence dès la première phrase par montrer qu’il peut en remontrer à n’importe qui en déclarant tout de go que la mort de Castro a donné lieu au «concert de pleurs» attendu. On se demande quelle radio, chaîne de télé ou journaux il a bien pu lire ! Mis à part L’Huma, qui ne fait pas partie de ses lectures favorites, et Merluchon qui s’est précipité à l’ambassade de Cuba pour donner une allure radicale à sa «révolution citoyenne», c’est plutôt la réjouissance, comme on l’a vu, qui était de mise. La suite est à la hauteur du début : «Cuba est une dictature depuis 1959. Pas plus tard…» Foin d’analyse historique sur l’évolution du «régime» ! Vient alors un scoop de derrière les fagots : Castro aurait « choisi la date de sa mort». Car le 25 novembre 1956 marquait « le début de la guérilla » menée par lui. La fin de son chef au moment même où l’on pouvait célébrer le soixantenaire de la première ne donc rien au hasard. Et Onfray de commenter, au cas où l’on n’aurait pas compris : «Ça tombe bien du point de vue de l’histoire et de la mythologie». Bien plus, il n’est même pas sûr que la date et l’heure du décès soit celles indiquée par Raoul Castro. Onfray en est convaincu : «On a choisi la date et l’heure pour que ça fasse symbole et symbolique, mythe et mythologie.» Pour conforter cette anthropologie de bazar, notre philosophe va plus loin. Ce qui vaut pour le décès de Castro vaudrait également, en effet, pour son incinération : «Il est mort et a été incinéré avant pour faire coïncider les dates. Avec la complicité de son frère Raoul, chargé de faire l’annonce.»
Pour préparer les esprits à accueillir sans rire cette hypothèse abracadabrantesque, aurait dit Jacques Chirac, présentée comme une certitude, Onfray avait préalablement révélé une autre coïncidence de dates destinée, semble t-il, à donner plus de poids aux élucubrations chronologiques qui allaient suivre : le 1er janvier 1959, date de la prise de pouvoir de Castro à La Havane, était aussi celle de la naissance du philosophe de tête de gondole. Onfray versus Castro : une fois de plus, un nain se hausse sur les épaules d’un géant à qui il impute toutes sortes de bassesses en espérant ainsi apparaître plus grand! Suivra l’énoncé devenu obsessionnel de ses bêtes noires favorites (Fouquier-Tinville, Robespierre, Staline, Mao et Hitler, pour faire bon poids) pour se clore sur cet aphorisme : « Je n’ai pas de goût pour les dictateurs. Un dictateur est un dictateur» Plus consensuel, tu meurs !
Haro sur Ségo
Dans ce chœur d'unanimisme vomissant le leader cubain décédé et son «régime», il revint à la Ministre de l’Environnement, envoyée tout de même à Cuba pour représenter la France aux funérailles, d’émettre la fausse note. Émue à la vue des dizaines de milliers de Cubains en deuil venus dire un dernier adieux à leur «Commandante» ou soucieuse d’apposer une touche «degôche» à sa personne qui en a effectivement bien besoin ou encore guignant une future carrière à l’ONU avec les concessions qu’une telle ambition implique à l’égard de «régimes» considérés comme «hostiles» par la CIA et le National Security Council ? Peu importe. Toujours est-il que la coryphée de l’«ordre juste» eut le mauvais goût de dire à Santiago de Cuba une vérité qui, aux oreilles délicates mais opportunément bouchées de nos gouvernants et de la valetaille intellectuelle ou médiatique qui leur fait écho, fit l’effet d’un sacrilège. À savoir qu’« il y a beaucoup de désinformation » au sujet de la violation des droits de l’homme dans l’île envers «un monument de l'Histoire» grâce qui, par sa «résistance à l’occupation extérieure», «les Cubains ont récupéré leur territoire, leur vie, leur destin ».
Que n’avait-elle pas dit ! « Pluie de critiques », « volée de bois vert » titrait la presse de marché qui s’empressait en même temps de fustiger à son tour la déclaration inconvenante voire iconoclaste de Ségolène Royale. «Plus jamais de leçon de la "Gôôche" sur les droits de l'homme, après l'éloge de Castro par un ministre socialiste !!!», tweeta le très droitier Thierry Mariani, député des Français à l’étranger, dont les poussées d’adrénaline sécuritaires font s’interroger sur ce qui le sépare encore de la droite extrême. Laquelle, par la bouche de Florian Phillipot fit savoir que « ce qu’a dit Ségolène Royal manque de mesure, de lucidité et de respect pour l’ensemble des victimes, incontestables et incontestées, de ce régime ». Et d’évoquer les «persécutions» d’opposants politiques, d’homosexuels... Sur ce dernier point, néanmoins, en forme de plaidoyer pro domo, le numéro 2 du F.N. ferait bien d’actualiser ses connaissances : si les homosexuels eurent effectivement maille à partir avec le «régime», ce fut principalement au cours des la décennie qui suivit la prise de pouvoir. Aujourd’hui, n’importe quel touriste un peu curieux sans être mal intentionné pour autant vous dira que la prostitution masculine se porte bien — pour ne rien dire de la féminine — aux alentours des grands hôtels ou des plages de Cuba.
Sorti de son trou béarnais, le «centriste» François Bayrou se joignit au chœur des contempteurs pour qu’on ne l’oublie pas : «Les bras vous en tombent. Il n’y a pas de limites aux bêtises que les responsables politiques peuvent dire», dénonça le président du Modem, orfèvre en la matière. Et de préciser que c’est «pire qu’une faute politique, d’autant que Ségolène Royal parlait au nom de la France». Car chacun devrait savoir qu’au nom de la France, il est hors de question de parler positivement d’un chef d’État non aligné sur la «démocratie de marché». Plus à gauche ou plutôt moins à droite, la réprobation contre Ségolène Royal fut également de mise. En prenant le risque de donner à un bouffon de la scène politique des plus médiocres un lustre qu’il ne mérite assurément pas, on peut citer François de Rugy, politicien écolo passé du verdâtre au rosâtre, qui demanda au «président de la République de désavouer ces propos contraires aux valeurs de la France». Des propos qui ont aussi indigné la secrétaire d’État chargée de l’aide aux victimes, Juliette Méadel : «Ma gauche à moi, ça n’est pas cette gauche qui encense Fidel Castro», s’exclama t-elle sur BFMTV. Spécialiste des questions financières, conseillère en fusions-acquisitions et en droit des sociétés cotées, entre autre au sein du cabinet anglo-saxon Cozen and O'Connor, directrice, en outre, du groupe de réflexion Terra nova, cette énarque aurait pu signaler que «sa gauche à elle» avait parti lié avec cet ennemi sans nom ni visage que Hollande promettait de pourfendre aux gogos rassemblés du Bourget en 2012.
Jean-Marc Ayrault, ministre des Affaires étrangères et ex-Premier ministre, aussi nul et nuisible dans la première fonction que dans la seconde, jugera bon d’en rajouter une louche à Lille, lors d’une visite de la pépinière de start-up EuraTechnologies en compagnie de Martine Aubry, dont on sait par ailleurs les sentiments qu’elle nourrit à l’égard sa rivale dans le marigot solférinien. « Si vous me demandez si Fidel Castro était un démocrate, à l’évidence ce n’était pas le cas. C’était un dictateur… Ça c’est très clair», asséna J-M Ayrault devant quelques journalistes de service. Et de préciser: « Fidel Castro a incarné un espoir à un moment, mais il a aussi incarné le contraire de ce à quoi nous pensons et à quoi nous aspirons. Il a porté atteinte aux droits de l’Homme, et jamais la France n’a fait preuve de complaisance à l’égard des atteintes aux libertés, des atteintes à la démocratie». Venant d’un ministre en cheville, comme d’autres membres du gouvernement «socialiste» et leur Président, avec non seulement les fort peu humanistes et démocratiques pétromonarques du Golfe, mais aussi les rebelles immodérés, assassins et tortionnaires d’Al Nosra en Syrie, ce genre d’envolée est du plus parfait grotesque. Mais, comme le reste de ce gouvernement «socialiste» failli, le ministre n’en était plus à une ignominie près. On laissera (pour le moment) le mot de la fin à l’inénarrable Jack Lang qui, interrogé sur France Inter, a cru bon d’ironiser : «Je n’ai pas envie de me livrer à une galéjade mais avait-elle bu un peu trop de rhum en arrivant à La Havane ? » avant de se demander : «Comment peut-on à ce point nier la réalité? »
La réalité est précisément ce qui importe le moins à ce ramassis de politiciens, de journalistes et de penseurs aux ordres sans qu’il soit besoin de leur en donner. Le plus soumis d’entre eux et aussi le plus content de lui, Jean-Michel Apathie, aura une réponse toute faite pour expliquer l’affluence record du peuple cubain sur la place de la Révolution à La Havane, la place Antonio Machado à Santiago de Cuba et tout au long du trajet qu’emprunta entre les deux villes le véhicule militaire transportant les cendres de Fidel. «Il était un peu obligé. C’est un pays quadrillé, Cuba. On sait comment ça marche !» Remarque péremptoire ne laissant à l’interlocuteur, le porte-parole du gouvernement Stéphane Lefoll en l’occurrence, venu à l’antenne de France Info — France Intox, en fait — se désolidariser de Ségolène, d’autre choix que d’approuver et de débiter à son tour comme un crétin l’antienne attendue: Cuba «n'est pas une démocratie», et «les problèmes des droits de l'Homme, ils existent». Et de poursuivre, au cas où les auditeurs n’auraient pas saisi la justesse et l’originalité du jugement: «Cuba n'est pas une démocratie et il y a des problèmes de liberté, et depuis longtemps».
Que d’autres problèmes, comme ceux de l’éducation, de la santé, de la culture aient trouvé à Cuba des solutions que l’on a renoncé à chercher au profit des classe populaires dans la plupart des autres pays d’Amérique latine, que, si l’on est ouvrier, employé, agriculteur, jeune ou retraité, il vaille mieux vivre sous le «régime» castriste que sous n'importe quel autre régime du cône sud et du «Sud» de la planète en général, voilà ce qui explique peut-être la tristesse et la ferveur non simulées — sauf pour l’idiot Apathie — des masses cubaines à l’annonce de la mort de Fidel, et qui, visiblement, échappe à tous ceux qui, en France, prétendent savoir «comment ça marche» à Cuba. Tout en ignorant ou feignant d’ignorer, par dessus le marché, qu’en ces domaines et quelques autres (poste, transports collectifs), «ça marche» de moins en moins bien dans notre pays, austérité néo-libérale et privatisations aidant. La mortalité infantile par exemple, est moindre à Cuba qu’aux Etats-Unis, au Canada et… en France.
Une poignée de chefs d’État ?
Le mépris avec lequel a été traité dans l’hexagone le peuple cubain rassemblé pour un dernier hommage à son dirigeant, a prévalu également pour les représentants politiques des autres pays qui avaient décidé de s’y associer. Pour les gouvernants de «nos démocraties», il allait de soi, sans même qu’il soit besoin de passer la consigne, que le boycott s’imposait. Et que seule une minorité d’autres «dictateurs» ou assimilés pouvaient avoir l’idée saugrenue d’aller à La Havane participer à la commémoration du héros révolutionnaire disparu.
Pour L’Immonde, ce ne serait qu’une «poignée de chefs d’État» qui se serait rendue à Cuba pour rendre un dernier hommage au «dictateur cubain». Effectivement, à l’exception Ségolène Royal, à qui ses propos louangeurs à l’égard de ce dernier vaudront le torrent d’invectives que l’on a vu, les dirigeants «occidentaux» brillaient par leur absence, si on laisse de côté le Premier ministre grec Alexis Tsipras qui a eu le culot de faire l’éloge de la capacité de Fidel Castro à «résister à la pression extérieure», pour faire sans doute oublier son déculottage honteux devant les diktats de la «troïka» néo-libérale. Il n’empêche : sauf à considérer la Chine, la Russie, le Brésil, l’Iran, le Vietnam et nombre de pays latino-américains et africains comme quantité négligeable, c’est un pourcentage conséquent des habitants de la planète qui était représenté lors de ces manifestations de deuil.
On objectera sans doute que la présence de présidents ou vice-présidents de certains pays à la cérémonie d’adieu nocturne Place de la révolution à La Havane, contrastait avec l’image pieuse du Fidel Castro libérateur et désintéressé qui ressortait de leurs discours. Sauf à se laisser emporter par l’enthousiasme ou l’émotion que pouvait susciter le spectacle d’une foule immense et recueillie, on avait ainsi du mal à oublier les états de services sanglants d’un Sassou-Nguesso, militaire de carrière devenu carriériste politique qui s’était proclamé président de la République du Congo en 1997 à l’issue d’une guerre civile qui avait fait environ 400 00 morts. La prise de parole d’un émir du Qatar haut placé n’était pas non plus de nature à relever le niveau en matière de «droits de l’homme». Pas plus que celle du président actuel de l’Afrique du sud à la tête d’un régime répressif et corrompu qui fait oublier les espoirs mis dans la fin de l’apartheid. Sans oublier le fringant président du Mexique, Enrique Peña Nieto. Son inertie frisant la complicité face aux assassinats d’opposants commis par les forces de l’ordre, et la dilapidation des fonds publics par sa dépensière épouse ont fait tomber sa popularité au plus bas parmi ses compatriotes. Peut-être pensait-il la rehausser en glorifiant les faits d’armes et l’intégrité d’un chef d’État révolutionnaire d’un pays avec qui, il est vrai, le Mexique n’a jamais rompu ses relations diplomatiques.
A la décharge de Raoul Castro et de ses camarades du Parti communiste, il faut malgré tout, à cet égard, noter que le blocus et l’embargo auquel Cuba est confronté depuis décennies oblige à une realpolitik que les autres gouvernements pratiquent de même sans être pourtant soumis à une pareille contrainte. Mais surtout, la présence de ces personnages peu recommandables sur le podium dressé Place de la Révolution n’avait pas de quoi choquer les donneurs de leçons démocratiques made in France. Nos gouvernants n’ont, en effet, jamais hésité à leur serrer la main, aussi ensanglantée soi-elle, à eux et leurs pareils.
Parmi les autres dirigeants étrangers qui se succédèrent devant le micro à La Havane ou à Santiago, il en fut, toutefois, tels les présidents bolivien, équatorien et vénézuélien, qui ne pouvaient qu’aggraver post mortem le cas du «commandante en jefe». Un point commun unissait en effet Evo Morales, Rafael Correa et Nicolás Maduro : profiter de l’occasion pour rappeler et exalter ce qui peut être considéré comme la ligne directrice fondamentale de la révolution castriste, plus actuelle et nécessaire que jamais aujourd’hui pour tous les gouvernants soucieux de l’indépendance de leur pays et d’échapper à l’emprise de la superpuissance et de ses alliés, à savoir l’anti-impérialisme. Pour nos caniches euro-atlantistes, laquais fidèles de la Maison Blanche et du Pentagone, un tel rappel est proprement insupportable. Certes, je persiste à penser que Cuba n'est pas un pays socialiste, mais de capitalisme d'État. Mais le régime castriste est le seul demeuré véritablement anti-impérialiste — avec peut-être, sur un mode mineur, le bolivien et l'équatorien —, même s'il n'avait pas d'autre choix face à l'agressivité des gouvernements étasuniens qui se sont succédés depuis 1959. L’avenir dira si le rapprochement entamé récemment entre Washington et La Havane mettra fin ou non à l’exception cubaine.
Cependant, l’importance que j’ai accordée à la réaction — dans les deux sens du terme — hystérique et haineuse des politiciens, éditocrates et intellos de cour qui se sont relayés dans l’hexagone pour cracher à tour de rôle sur la tombe — l'urne, plutôt — de Fidel, est aussi le fruit d’une autre préoccupation, plus «locale». Cette réaction me paraît, en effet, symptomatique de l’état d’esprit qui règne en France parmi nos soi-disant élites, et donner par avance une idée de ce qui se produirait si un événement quelconque venait à menacer leur statut et leurs privilèges. Certes, ce n’est pas le cas en ce moment, où, dans la farce ou la foire électorale qui se prépare, la seule force de gauche qui pointe à l’horizon a pris la forme bisounours et bouffonne de l’«insoumission» mélanchonienne. Mais qu’en serait-il si l’interminable «crise» en cours, à la fois économique, sociale, écologique et politique, s’aggravait ? Et si ses innombrables victimes sortaient enfin de leur léthargie politico-idéologique pour se dresser contre les puissants et redevenir un peuple dans l’acception que revêt ce terme dans les périodes révolutionnaires? Il y a fort à parier qu’une «union nationale», rebaptisée républicaine comme il se doit, ne tarderait pas à se constituer où l’on verrait au coude à coude, par exemple, l’extrême-droitière Marine Le Pen, l’ultra conservateur François Fillon et proto-fasciste Manuel Valls pour «faire barrage», non plus évidemment à l’extrême-droite, mais à la réapparition éventuelle du vieil ennemi intérieur : le péril rouge. Car c’est bien le vieux spectre entrevu par Marx et Engels que les vautours se disputant le cadavre de Fidel s’évertuaient par avance à exorciser.
Jean-Pierre Garnier
1 Comme je l’avais signalé dans une chronique précédente, le terme « régime» est réservé aux systèmes politiques ou aux gouvernements qui n’ont pas l’heur de plaire aux garants de l’ordre impérial euro-atlantique et leurs servants. Voir sur le site de Tropiques «Les idiots utiles de la reconquête impériale» (1).