Voyage au bout de la Nuit Debout

par Jean-Pierre Garnier

en guise de conclusion provisoire à la saison printemps 2016

Dans des articles et des conférences récents où il traitait de la relation entre l’urbanisation capitaliste et la lutte des classes, le géographe anglais «radical», au sens étasunien c’est-à-dire marxiste, David Harvey s’est expliqué sur un point qu’il avait laissé de côté jusqu’alors : l’espace urbain non plus comme objet de lutte, mais comme terrain de lutte1. Mais avec quels objectifs ? Des objectifs spécifiquement urbains, c’est-à-dire concernant et même visant une conception, une organisation, un fonctionnement et un usage véritablement collectifs, démocratiques et populaires de l’espace urbain ? Ou des objectifs plus généraux de changement social où l’occupation d’espaces publics serait le moyen primordial de protester, résister et revendiquer et dont la cible serait le néo-libéralisme voire le capitalisme lui-même ?

David Harvey, comme l’anthropologue Mike Davis, «radical» lui aussi, optent pour la seconde orientation dont ils discernent la concrétisation dans les mouvements d’occupation massive des places ou des rues survenus depuis le début des années 2010 tels le « Printemps arabe », Occupy Wall Sreet aux États-Unis, les Indignés espagnols, les rassemblements de la Place Taksim et du parc Gesi à Istambul en 2013, les manifestations au Brésil contre le Mundial de foot-ball en 2014 et les jeux Oympiques de 2017, et diverses manifestations étudiantes en Angleterre et au Canada. De fait, mis à part les mouvements de protestation brésiliens et turcs qui pouvaient être interprétés comme une critique en actes de projets urbanistiques et architecturaux synonymes de mercantilisation de l’espace urbain et de ségrégation socio-sptiale, encore que les manifestants en profitaient pour fustiger aussi le caractère autoritaire et antipopulaire des gouvernements à l’origine de ces projets, c’est bien la politique néo-libérale dans son ensemble qui était mise en cause.

Reste à savoir, néanmoins, si, comme l’imaginent David Harvey et autres les théoriciens distingués de la géographie «radicale», si l’occupation ponctuelle et éphémère d’espaces publics constitue un élément déterminant pour les affontements de classes du futur et de lutte pour l’émancipation collective. Il ne le semble pas au vu du bilan de deux mouvements qui ont déjà fait l’objet de multiples théorisations optimistes au moment où ils se déroulaient : le M-15 en Espagne et les «Nuits debout» en France.

 

En ce qui concerne le bilan politique du mouvement des Indignés, on peut le qualifier de «modeste». Certes, des dizaines de milliers de manifestants étaient parvenus à occuper, au printemps 2011 pendant deux semaines, les principales places des grandes villes d’Espagne avant de se redéployer… ou de se replier dans les quartiers populaires. Bien sûr, je ne prétends pas sousestimer l’importance d’un mouvement qui, à l’instar de la rébellion du peuple grec sur la place Syntgama à Athènes et d’autres à Thessalonique et Patras contre les oligarchies européennes, ont «transformé l’imaginaire collectif, déchirant le voile de résignation et de crainte » qui maintenait la population dans la passivité face à la réction et à la regression néo-libérale, comme l’affirmait à juste titre l’une des contributrices à un petit livre instructif: ¡Espabilemos!2. Les pratiques spatiales des campements, les assemblées et les comités surgis du mouvement furent l’une des réussites les plus accomplies de l’organisation et de l’extension de la protestation. Combinant réseaux sociaux et installation provisoire sur les places, le mouvement du 15-M a démontré que les activistes peuvent inventer de nouveaux usages de l’espace public et de nouveaux espaces politiques virtuels par le biais de la production de lieux transfigurés par la pratique collective.

Néanmoins, si on laisse de côté la dimenion symbolique pour examiner les résultats concrets, il convient d’être moins enthousiaste, c’est-à-dire plus réaliste. Comme le note l’anarchiste post-situationiste Miquel Amorós dans un texte polémique mais stimulant contre les animateurs du M-15 et leur idéologie « citoyenniste » de “classe moyenne ”, « la domination capitaliste — le système — n’a pas reculé d’un pouce »3. Nuits après nuits, les Indignés avaient fustigé « le pouvoir tout puissant des banquiers » et la complicité dont ils bénéficiaient de la part des politiciens de droite comme de gauche. Pourtant, au milieu de l’année suivante, alors que le Parti Populaire, de retour au pouvoir, reprenait l’œuvre d’« assainissement économique » entammé par la soi-disant Parti Socialiste Ouvrier Espagnol, plus de 220 000 Indignés avaient déjà quitté le territoire espagnol à la recherche d’un travail. Points de chute? Des pays (en premier lieu l’Argentine) susceptibles de leur offrir les emplois qu’ils réclamaient en vain dans leur patrie. À la même péríode, presque 70% des jeunes gens, selon plusieurs sondages, se montraient disposés à quitter l’Espagne face à l’absence de perspectives de travail. Nous étions loin du slogan ultra-gauchiste vociféré par les manifestants français de Mai 68 : « Une seule solution, la révolution ! ». Pour la « génération perdue » ou « sans futur » espagnole, víctime du chômage, de la surqualification, de la précarité de l’emploi et de l’insécurité sociale en général, le slogan étit plutôt, murmuré à voix basse : « Une seule solution, l’émigration  ».

Bien sûr, on peut objecter que le mouvement des Indignés, auquel succédèrent les «marées citoyennes» et la « marche nationale de la dignité » qui ont déferlé dans les rues, a quand même accouché en janvier 2014 d’un nouveau parti, Podemos, qui se proposait de «convertir l’indignation en changement politique». Mais on sait aujourd’hui d’hui ce qu’il en est advenu : sa «radicalité» initiale s’est enlisée dans l’électoralisme aux dépens des mobilisations populaires. La conquête de quelques municipalités en 2014, dont les plus importantes du pays, Madrid et Barcelone, dans le cadre de coalitions avec de petites organisations «citoyennistes» n’a pas fondamentalement transformé la vie quotidienne des citadins des classes populaires. Et la participation à l’élection au Parlement européen et aux deux élections générales qui ont suivi a été de pair avec la normalisation du parti dont le leader, Pablo Igleias, soucieux de récupérer une partie des électeurs du PSOE, n’a pas hésité à se proclamer non plus «radical», mais «social-démocrate moderne», à faire l’éloge de José-Luis Zapatero et même, en lorgnant vers la droite, à multiplier dans ses discours les envolées «patriotiques». Comme le rappelait la militante communiste de Red Roja Ángeles Maestro commentant la piètre performance de la coalition Podemos-IU-Equo aux élections générales de 2016, «les changements décisifs dans les rapports de forces ne seront pas électoraux».

On ne peut évidemment imputer, selon une interprétation psychologisante, cette dérive droitère à une trahison personnelle de la part des dirigeants de Podemos. Pour peu que l’on se livre à une analyse sociologogique pour ne pas dire de classe, cette évolution était prévisible: ce parti qui vouait aux gémonies la « caste » politico-affairiste au pouvoir dans le pays est avant tout celui d’une autre caste : celle des intellectuels diplômés de l’université, une nouvelle variété de néo-conservateurs, mais au sens propre de cette dénomination. Ils ne proposaient pas, en effet, de sortir de l’euro, de l’Europe et de l’OTAN, c’est-à-dire de faire les premiers pas vers une sortie du capitalisme, mais tout au plus de «changer les règles du jeu politique», pour ne pas dire «politicien», à leur avantage. Ce à quoi, ils ne sont pas même parvenus jusqu’ici.

Il risque d’en aller de même avec un autre mouvement, français celui-ci, d’occupation des places, celui des « Nuits Debout », fortement influencé par celui des Indignés espagnols au départ, bien que ses conditions de surgissement soient assez différentes. C’est, en effet, dans le cadre d’une série de mobilisations syndicales de grande ampleur des salariés du secteur public, des enseignants, des étudiants et des lycéens contre un projet de loi, la «loi travail», qui aurait pour effet d’accentuer la «flexibilité» et donc d’aggraver la précarité des travailleurs, que ce mouvement a pris son essor. L’idée en est venue à quelques activistes «citoyennistes» impliqués pour la plupart dans le milieu des médias « alternatifs » (journaux, radios et réseaux sociaux). Forts de l’énorme succès de Merci Patron!, un documentaire farcesque réalisé par le journaliste François Ruffin, rédacteur en chef du mensuel satitique antilibéral Fakir, qui ridiculisait l’homme le plus riche de France, Bernard Arnault, ils avaient décidé d’inciter les participants d’une grande manifestion, le 31 mars 2016, à «jouer les prolongations», comme on dit à propos des matchs de foot-ball, en passant une « Nuit rouge » — rebaptisée « Nuit Debout » — à la belle étoile sur une place au lieu d’aller, comme d’habitude, se coucher après avoir défilé. Pour quoi faire ?

La réponse des promoteurs de cette initiative, François Ruffin en tête, pourra surpendre: pour «leur faire peur». Faire peur à qui? À l’«oligarchie» industrielle et financière et aux gouvernants pseudo-socialistes qui en sont les complices et les serviteurs. Disons-le sans attendre : ce qui s’est déroulé durant un peu plus de deux mois sur la Place de la République à Paris et sur les places d’une soixantaine de villes n’était pas de nature à effrayer outre mesure la classe dirigeante française.

Tout d’abord, ces «occupations de places» nocturnes où les participants, répartis en petits groupes de discussion thématiques ou lors d’assemblées générales, s’activaient à « refaire le monde »… en paroles, avaient quelque chose de surréel dans un pays soumis à un état d’urgence sans cesse prolongé décrété par le gouvernement en réponse aux attentats djihadistes. Érigée par les «nuideboutistes» en haut lieu de la « refondation de la démocratie », la place de la République à Paris, par exemple, se voyait ainsi transmuée en agora «révolutionnaire» dans une capitale quadrillée par les forces de l’ordre. Les discours virulents «contre la loi El Khomri — du nom de la ministre du Travail — et son monde » alternaient avec les concerts et les spectacles de soutien à la cause « antilibérale» entrecoupés de joyeuses libations, avec l’aval de la maire de Paris. Bien plus, c’est sous haute protection policière que prenait place, si l’on peut dire, ce « sursaut citoyen », sans que l’on puisse savoir si les « robocops » armés et casqués qui cernaient l’endroit étaient là pour prémunir ces insurrectionnels autoproclamés contre la menace terroriste ou pour parer les débordements éventuels d’un mouvement qui n’avait pourtant eu de cesse, par la bouche ses porte-voix, de revendiquer, en même temps que la mise au pas des patrons et des banquiers, son caractère éminemment pacifique. À juste titre.

En effet, conformément à l’accord négocié par les organisateurs du mouvement Nuit debout avec les autorités policières, les occupants s’étaient bien gardé de gêner la circulation dans les rues qui bordaient les places et acceptaient de les quitter sans résistance avant la levée du jour. On comprend dès lors que, dans la capitale, l’effervescence «contestataire» de la place de la République n’ait guère alarmé les traders et les brokers qui s’affairaient comme si de rien était dans les quartiers d’affaires de l’Opéra, de Montparnasse, des Champs Élysée ou de La Défense.

Un second élément explique que l’agitation verbale sur les places n’ait pas semé le trouble dans l’esprit de ceux qui en étaient la cible : l’écart, pour ne pas dire le fossé, plus marqué en France qu’ailleurs, qui subsiste entre les rodomontades « antilibérales » dont les ténors de la «gauche de gauche» abreuvent leurs lecteurs et leurs auditeurs, et la préparation effective des esprits et même des corps à un affrontement réel avec les forces du capital. Comme de coutume en pareilles occasions — cela avait déjà été la cas en mai 68 et le 10 mai 1981 avec l’élection de François Mitterand comme président de la République —, l’intelligensia progressiste s’est empressée de donner à l’évènement une importance politique exagérée comme s’il était annonciateur de bouleversements sociaux extraordinaires. Car bien que les «nuitdeboutistes» se soient voulus et crus «sans représentants, sans leaders, sans porte-parole », guidés par le principe de l’« horizontalité » et la «démocratie directe», c’est une minorité composée de journalistes, de chercheurs voire d’artistes qui, non seulement a lancé le mouvement, mais en a aussi orienté le cours et exposé ce qu’il convenait d’en penser, le tout relayé de plus en plus au fil des jours… ou des nuits par les médias «alternatifs» (Radio debout, TV debout, le Bulletin Quotidien, le journal gratuit téléchargeable 20 mille Luttes, le site internet convergences-des-luttes.org, les multiples comptes sur Twitter et Facebook, etc.), mais aussi la presse de marché (Le Monde, Libération, L’ Obs…).

Il faut noter à ce propos le rôle clef joué par les professionnels du « community managing » et du marketing. Depuis le Media Center, le pôle Presse, le pôle Communication ou le pôle Graphisme, ils pilotaient la médiatisation des Nuits Debout sur les « réseaux sociaux », amplifiant via la « communication numérique » l’impact de ce qui se faisait et surtout se disait sur place sans laisser la possibilité aux spectateurs ou aux auditeurs, de distinguer ce qui séparait la réalité de l’image qui en était donnée, y compris pour les gens présents dont beaucoup, d’ailleurs, préféraient contempler sur leurs I-Pad autres smartphones ce qui se déroulait devant ou autour d’eux. Une fois de plus se vérifiait, mais cette fois-ci de manière caricaturale, l’adage forgé par le situationniste Guy Debord dans la Société du spectacle : « Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans la représentation ». Il était logique, dans ces conditions, que la distance critique par rapport à ce qui se faisait et se disait fût aux abonnés absents, d’autant que le dire l’emportait le plus souvent sur le faire au point de réduire celui-ci à celui-là. Ce qui laissait le champ libre aux imposteurs et aux bouffons diplômés de la scène «radicale» pour se livrer aux divagations les plus extravagantes sans être contredits.

Ainsi l’un des mentors de François Ruffin et des ténors les plus en vue des Nuits Debout, l’économiste Frédéric Lordon, qui se fait aussi passer pour philosophe, a t-il pu galvaniser son auditoire lors de la première Nuit Debout place de la République en lui annonçant pompeusement : «Il est possible qu’on soit en train de faire quelque chose». Accueillant avec enthousiasme cette hypothèse aussi euphorisante que sybilline en forme de proclamation, les gens oubliaient de s’interroger sur la consistance exacte voire l’existence même de ce « faire ». Le 9 avril, Frédéric Lordon récidivera au même endroit et devant le même type de public : « Il y a dix jours, le conditionnel était de rigueur et nous pouvions seulement dire, “ il se pourrait que nous soyons en train de faire quelque chose ”. Je crois qu’on peut maintenant abandonner les prudences grammaticales : nous sommes en train de faire quelque chose. » Mais, cette fois, ce « quelque chose » supposé faire vaciller sur leurs bases « la loi El Khomry et son monde » sera défini : « Il y a une Radio Debout, une Télé Debout, des Dessins Debout. Tout est en train de se remettre debout. » Bien plus, c’est la France et même l’Europe, du moins leur partie urbaine, qui commençaient à être gagnées par cette frénésie de verticalité : « On ne compte plus les villes de province où il y a une nuit debout, et la plaine européenne est en train de s’embraser également : Barcelone, Madrid, Saragosse, Murcie, Bruxelles, Liège, Berlin. » Une simple revue de presse concernant les villes concernées aurait pourtant montré que cet embrasement n’était qu’un feu de paille éphémère et minoritaire, et que si d’autres Nuit Debout il y eut, elles furent sans lendemains.

Si Frédéric Lordon mérite de retenir l’attention qu’il recherche en enchaînant les fanfaronnades belliqueuses contre l’« ordolibéralisme » et l’« eurocratie », c’est qu’il est particulièrement représentatif de ces subversifs subventionnés qui ont succédé en France aux «intellectuels engagés» d’antan. Toujours en représentation, les Nuits Debout lui fournissaient l’occasion de jouer sans risque les matamores de l’assaut donné contre l’ordre établi. Apparemment mu par une poussée d’adrénaline guerrière, il promettait, par exemple, aux puissants de leur « apporter non pas la paix mais la catastrophe », au sens grec, c’est-à-dire leur « renversement », précisait-il doctement, comme l’y incitait son habitus de classe académique. Un renversement assez soft tout de même puisqu’il s’opérerait sans brutalité. Il est vrai que l’objectif inscrit à l’agenda « citoyen» qui est le sien est des plus modérés : la «république sociale». Mais surtout pas socialiste et encore moins communiste. C’est d’ailleurs à Frédéric Lordon, en effet, que la Nuit rouge doit d’avoir a été renommée Nuit Debout, le rouge étant, selon lui, «trop connoté».

Effectivement, l’idéologie qui l’anime ainsi que ses pareils, et, au-delà, la quasi-totalité des «nuitdeboutistes» n’est pas l’anticapitalisme mais une autre que l’on peut appeler alter-capitaliste, faute d’un autre qualificatif, chère à l’association Attac et diffusée à pleines pages par Le Monde diplomatique. L’ « autre monde possible » dont tous se font les chantres, est, on ne le répétera jamais assez, un autre monde capitaliste ou un monde autrement capitaliste, mais absolument et résolument pas un monde autre que capitaliste. Seule sa version néo-libérale est mise en cause. Ce «capitalisme apprivoisé» dont rêve un autre mentor de François Ruffin, le démographe et anthropologue, Emmanuel Todd, était précisément l'horizon unique et ultime véritable du «Printemps français»4. Proche du politicien Jean-Luc Mélanchon qui, de son propre aveu de présidentiable autoproclamé, ne « cherche pas à récupérer le mouvement » mais aimerait bien tout de même « être récupéré par lui », un politologue, Gaël Brustier, propose de Nuit Debout une définition idéologiquement significative : «Le premier mouvement social post-marxiste»5. Il n’est donc pas besoin d’être devin pour prédire qu’il n’ira pas loin.

S’il en fallait une preuve supplémentaire, elle serait fournie par l’échec à exporter Nuit Debout dans les zones de relégation périphériques où est parqué le prolétariat, notamment une jeunesse paupérisée et sans avenir d’origine immigrée. Les rares tentatives effectuées pour y «délocaliser» Nuit Debout se sont soldées par un fiasco. Pourtant, comme n’a cessé de le répéter François Ruffin, la «jonction entre intellos et populos», c’est-à-dire entre la petite bourgeoisie intellectuelle et les classes populaires est la condition sine qua non du changement des rapports de force face à l’« oligarchie ». Mais elle n’a pu s’opérer en raison même de la nature de classe du mouvement Nuit Debout, qui transparaissait aussi bien dans sa composition sociale et son mode de fonctionnement que dans les thématiques qui prédominaient dans les débats et le style des interventions. Car les foules qui se tenaient « debout » lors de ces nuits printanières de 2016 n’avaient pas grand chose à voir avec les «damnés de la terre» de L’Internationale.

Quoi de commun, en effet, entre, d’une part, les classes moyennes éduquées des milieux culturels et étudiants, et, d’autre part, les ouvriers et les employés qui participaient aux manifestations contre la loi travail mais n’avaient ni la possibilité ni l’envie de jouer les noctambules, après une journée de travail, dans des assemblées générales interminables ou dans les petits cercles de discussion mis en place par des commissions thématiques dont le nombre croissant (presque une centaine) n’était pas toujours justifié par l’intérêt ds sujets abordés. Et que dire des jeunes des cités HLM, premières victimes des violences policières, des contrôles au faciès, paupérisés et discriminés comme leurs parents depuis des années, dont le sort n’avait guère préoccupé jusque-là les «citoyennistes» des quartiers «gentrifiés» ? Certes la précarité frappe en partie chacune de ces populations. Mais elle n’est pas vécue ni gérée de la même manière si l’on est moins diplômé que la moyenne et que l’on vit à quelques kilomètres des centres villes. Sur le plan géographique, les habitants des zones d’habitat social ne vivent pas la même réalité. Il suffisait de parler avec eux pour s’apercevoir qu’à leurs yeux, les activistes des Nuits debout faisaient partie des privilégiés qu’eux-mêmes se plaisaient à fustiger. Comme l’avouera ironiquement François Ruffin, pris de doute a posteriori sur la raison d’être du mouvement Nuit Debout, vouloir « inventer une démocratie pure sur 2500 m2 » — la taille de la partie piétonne « occupée » de la place de la République — dans un « Paris qui s’est vidé de ses classes populaire» témoigne, de la part des néo-petits bourgeois qui « picolent, dansent, s’enlacent, palabrent aussi en Assemblées Générales, s’inventent un autre monde », d’un indéniable « nombrilisme » de classe, tant social que spatial6.

François Ruffin lui-même reconnaîtra, un peu tardivement il est vrai, l’impasse où le mouvement s’engageait, en faisant croire, en outre, avec une certaine outrecuidance, qu’il ne se faisait guère d’illusions sur son issue alors même qu’il venait à peine de débuter. « Si Nuit Debout s’est révélé être un excellent lieu d’expression, ce n’est pas un lieu de décision. De mon côté, je n’en ai jamais attendu trop. Dès le premier soir, j'en ai senti les limites, notamment en raison de la sociologie parisienne - une masse de diplômés, peu de classes populaires, pas d’usine aux alentours, une méfiance envers les syndicats - qui a très vite débouché sur une “bureaucratie démocratique”, sans volonté de s’organiser.7 »

Le 20 avril, Ruffin accompagné de l’inévitable Frédéric Lordon et du directeur du Monde Diplomatique, Serge halimi, s’était efforcé de donner un second souffle à Nuit Debout lors d’une conférence à la Bourse du Travail censée tracer les grandes lignes de « l’étape d’après ». Faute d’un accord à l’issue de débats aussi houleux que confus dans une salle pleine à craquer, cette étape restera en suspens. Mais la problématique qui a suscité l’adhésion de la majorité de l’assistance laisse prévoir la suite : «comment dépasser l’expérience citoyenne dans un projet politique ?» Ne serait-ce pas plutôt un projet politicien ?

Le mouvement Nuit Debout, en se construisant contre (ou à côté du) système classique des partis, avait mis en place une autre temporalité que de celle échéances électorales, ses propres modalités de production de politique, loin des contraintes institutionnelles. Pour aboutir à une transformation profonde de l’ordre social, une interruption de la normalité institutionnelle serait en effet plus que jamais nécessaire, ce qui suppose un blocage généralisé du pays, avec occupations d’espaces publics mais aussi de lieux de travail, dans la perspective d’un changement non seulement de régime mais aussi de système social. On sait néanmoins que ce n’est pas du tout la perspective dessinée par les animateurs des Nuits debout dont les plus audacieux ne rêvent que de remplacer la constitution de la Ve République par une autre, tel Frédéric Lordon qui, lors de l’une des envolées tribunitiennes dont il raffole déclarait devant la foule de ses « fans » agglutinés place de la République : « il faut bloquer pour que tout se débloque », en espérant ainsi « destituer » sans violence les pouvoirs en place. Autrement dit, le « dépassement de l’expérience citoyenne » ne rompra pas avec le citoyennisme politique.

Force est de constater, cependant, si l’on revient à l’exemple espagnol, que celui-ci n’a servi à rien aux Nuitdeboutistes. En guise d’« alternative », c’est l’affaiblissement des Indignés qui a permis l’apparition de Podemos. Avec les résultats que l’on sait : l’impasse politique actuelle en Espagne à laquelle la gauche anti-libérale est confrontée est le produit inévitable du reflux social que la stratégie électoraliste que ses leaders avaient provoqué.

Certes, pour le moment aucun nouveau parti issu des Nuits debout ne pointe à l’horizon en France. Mais le fait que François Ruffin ait réussi à faire prêter serment à l’assemblée du 20 avril de « ne plus jamais voter pour le PS », en guise de consolation de ne pas être parvenu à définir « l’étape d’après », et qu’il fasse campagne sur cette ligne depuis lors avec ses amis de Fakir, confirme que, pour eux, le vote demeure l’arme absolue du changement social. Ce qui n’est pas pour déplaire à Jean-Luc Mélanchon dont les partisans ont déjà infiltré les rangs des nuideboutistes et figuraient déjà en bonne place dans l’équipe qui a impulsé le mouvement. Un postulant à la présidence de la République dont rien ne garantit, en cas de victoire, que son règne à l’Élysée serait moins répressif que celui ses prédécesseurs, à en juger par ses éloges répétés à « notre police républicaine » et ses condamnations non moins fréquentes des «casseurs» et des «extrémistes gauchistes» qui perturbaient le cours du long fleuve tranquille des manifestations,  

Sans vouloir verser dans l’anticipation, je terminerai en évoquant, à titre de mise en garde, ce qui résulte de l’autonomisation d’une formation politique initialement «radicale» qui, après s’être coupée de la base sociale qui l’avait porté au pouvoir, a déçu les espoirs mis en elle par le peuple : Syriza. Dans ce cas aussi, ce sont des membres de la caste universitaire qui en assuraient la direction. Et qui ont fini par capituler devant les diktats de la «troïka». Sur le front urbain, la trahison n’est pas été moindre. Aux dernières nouvelles — le 27 juillet 2016 — le Premier ministre grec Alexis Tsipras lâchait la police contre les squats solidaires et autogérés de la deuxième ville du pays, Thessalonique8. La riposte du mouvement social n’a pas tardé : quelques heures après, le siège de Siriza dans cette ville était occupé et encerclé par des dizaines de militants anarchistes9.

Mais la France n’est pas la Grèce ni même l’Espagne. La combativité et le courage ne sont pas les qualités premières des va-t-en-guerre anti-libéraux de l’hexagone, forts en gueule, comme on dit en France, mais des plus timorés dans les actes. Il ne leur viendrait pas à l’idée, par exemple, d’encercler des lieux du pouvoir pour bloquer la sortie de ceux qui l’occupent, comme ce fut le cas à Athènes et à Barcelone, pas plus que de mettre à sac le siège du Parti dit socialiste, comme le prouve la réaction offusquée et réprobatrice de certaines des têtes d’affiche de la « gauche de gauche » française lorsque qu’un groupe de «casseurs» libertaires s’est avisé de faire une incursion dans l’une des permanences de ce parti failli. Bien sûr, dans le feu de l’action pour lancer des Nuits Debout, des charlatans diplômés n’ont pas manqué de se référer à la révolution ouvrière de 1848 et à la Commune de Paris voire à la prise de la Bastille. Mais, que l’on n’attende surtout pas d’eux, le déclenchement d’une nouvelle bataille de Solferino !10

Jean-Pierre Garnier

1 David Harvey, Rebel Cities: From the Right to the City to the Urban Revolution, Verso 2011.

2 En français :« Remuons-nous! » ¡Espabilemos! Argumentos desde el 15-M, Catarata, 2012.

3 Miquel Amoros, « Pensamientos intempestivos al acabar de sonar el tambor (texto de Miguel Amorós a propósito del 15M) », www.alasbarricadas.org/noticias/node/17923

4 Entretien avec Emmanuel Todd, Fakir, mai-juin 2016.

5 Gaël Brustier, entretien, Les InRocks, 7 de mayo 2016

6 François Ruffin, «Mes nuits blanches pour Nuit Debout», Fakir, n° 75, mai-juin 2016

7 Entretien, Liberation, 5 juin 2016.

10 Du nom de la rue du VIe arrondissement de Paris, en mémoire d’une victoire sanglante remportée en 1859 par Napoléon III et les troupes franco-sardes contre l’armée autrichienne, où se trouve le siège du PS.

 

Se faire des amis avec J-P. Garnier : Université d'été
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