« Leur faire peur » ?
Ou nous faire rire…
« Leur faire peur » : tel était le mot d’ordre sur lequel avait laborieusement débouché un meeting des plus confus organisé à Paris le 23 février sous l’égide de l’équipe du journal Fakir à la Bourse de travail alors que le film Merci patron ! allait sortir en salles. Faire peur à qui ? Aux méchants capitalistes, bien sûr, dont le patron de LVMH, Bernard Arnaud, grugé à l’initiative du bon chevalier blanc François Rufin, était le digne représentant à l’écran. Galvanisés par l’enthousiasme que suscitait, lors des avant-premières, ce « film qui donne la pêche » à un « peuple de gauche » qui avait jusque-là « le moral dans les chaussettes », les organisateurs avaient cru déceler dans le public « comme une énergie, une envie d’en découdre ». Plusieurs fois, selon eux, quand les lumières s’étaient rallumées, celui-ci avait demandé aux animateurs de service, encore que ce soit fréquemment eux qui dussent lui poser la question — je peux en témoigner puisque j’étais l’un d’entre eux — : « Et maintenant on fait quoi ? » En somme, il s’agissait de répondre une fois de plus à la célèbre question de Lénine : « Que faire ? ».
En guise de réponse, quelques matamores de la « révolution citoyenne » trônant à la tribune de la Bourse du Travail se vantèrent de vouloir « foutre les boules » aux dominants et à leurs servants, se donnant la date du 31 mars pour passer à l’acte. Ainsi, sur les tracts distribués par la suite lors des manifs par les Fakir’s boys and girls — j’étais encore l’un d’eux, bien qu’avec une certaine réticence, désormais —, une « nuit rouge » [sic] était-elle annoncée. Au lieu d’aller, comme d’habitude, se coucher après avoir défilé, on jouerait les prolongations, « munis d’un bonnet et d’un duvet », pour passer la nuit à la belle étoile sur une place dont la localisation restait à déterminer, où l’on pourrait débattre et s’ébattre au nez et à la barbe de la flicaille que Manuel Vals n’allait pas manquer de dépêcher sur les lieux. On sait ce qu’il en est advenu.
Cette tentative de rééditer Place la République l’exploit des Indignés espagnols qui avaient envahi la place la plus en vue de Madrid a fait long feu. On s’en souvient : une quarantaine de milliers de manifestants avaient afflué à la Puerta del Sol, le 15 mai 2011, bien décidés à s’y établir durablement pour faire valoir leurs refus des politiques d’austérité et leur désir qu’il y a soit mis fin. À ce propos, on pourrait signaler en passant aux stratèges improvisés qui s’évertuent à faire un copier-coller du M-15 chez nous maintenant, que la montagne d’indignations qui s’étaient accumulées durant deux semaines sur les places espagnoles n’a finalement accouché que de souris « radicales » gagnées par le virus politicien, de plus en plus déboussolées au fur et à mesure que la perspective d’accéder au pouvoir se dessinait. En témoignent, cinq ans plus tard, les interminables tractations jalonnées de concessions à répétition où s’enlisent les leaders de Podemos pour intégrer une coalition gouvernementale dont ils ne parviennent même plus à savoir où elle les mènera.
Quoi qu’il en soit, les manifestants français furent dix fois moins nombreux que leurs homologues d’outre Pyrénées, à piétiner Place de la République durant quelques heures, le 31 mars au soir, pour discuter ou chanter au son d’une fanfare en mangeant des sandwichs sous la pluie et en se pelant de froid dans l’attente de la projection de Merci patron ! en plein air sur grand écran. Car la harangue de l’économiste Frédéric Lordon pour inaugurer la soirée n’avait apparemment pas suffi à réchauffer l’atmosphère. Celui-ci avait pourtant voulu « faire de ce film un véritable évènement politique » et par conséquent été promu à l’événementiel, comme disent les chargés de com’ des hôtels de ville, pour lancer la soirée. De fait, il s’était dépensé sans compter les semaines précédentes, donnant de la plume, c’est-à-dire du clavier, et de la voix pour annoncer la bonne nouvelle : l’heure de la contre-offensive avait donné. « Nous arrivons ! », avait-il claironné sur son blog la veille du grand jour et surtout de la longue nuit annoncée, à l’adresse des lecteurs du Diplo à défaut des bourgeois et de leurs fondés de pouvoir qu’il s’imaginait peut-être, saoulé par son propre discours, effrayer alors qu’ils ignoraient visiblement la menace supposée planer sur eux. Il faut dire à la décharge des présents cette nuit-là, qu’ils avaient les éléments naturels contre eux, et que leurs rangs auraient été sans doute beaucoup plus fournis s’ils avaient pu passer leur « nuit debout » — tel était le mot d’ordre de ce rassemblement nocturne — sous un ciel étoilé. Est-ce à dire que son issue eut été autre si la météo avait été plus clémente ? On peut en douter.
La façon plutôt molle dont réagirent ces manifestants, comptant pourtant parmi les plus déterminés de cette « journée de lutte », lorsque les responsables du maintien de l’ordre sifflèrent la fin de la récréation alors que l’aube approchait, n’a fait que confirmer l’écart pour ne pas dire le fossé qui subsiste entre les rodomontades « antilibérales » dont les ténors de la « gauche de gauche » abreuvent lecteurs et leurs auditeurs, et la préparation effective des esprits et même des corps à un affrontement avec les forces du capital. Lequel supposerait qu’on l’ait préalablement inscrit dans une stratégie portée par des organisations ayant pour horizon, plus ou moins lointain peut-être mais assurément certain, l’avènement d’un autre mode de production. Ce qui impliquerait que l’on réfléchisse sans attendre ni tergiverser aux conditions minimales de possibilité pour qu’une telle éventualité devienne réalité : sortie de la Communauté européenne, de l’euro et de l’Otan. Or, rien de tout cela dans l’esprit des instigateurs de cette « nuit debout » qu’ils espéraient mémorable. La nouvelle république à laquelle celle-ci et les suivantes devraient ouvrir la voie ne saurait, en effet, être socialiste et encore moins communiste, mais, plus raisonnablement, « sociale».
On s’en convaincra, en lisant, par curiosité sinon par nécessité, la prose pompeuse et amphigourique de ce penseur fétiche du Monde Diplomatique, qu’est l’économiste Frédéric Lordon, apprenti philosophe qui donne des leçons de sagacité politique à qui veut bien le lire. S’étalant à longueur de pages dans ce mensuel ou sur le blog que celui-ci lui offre, il n’y est question que de mettre fin au règne de l’ordo-libéralisme, d’en finir avec la dictature des marchés, de cesser de se plier aux injonctions de l’eurocratie bruxelloise, bref la litanie des vitupérations rituellement débitées depuis des années par militants d’Attac ou les « économistes atterrés ». À cela s’ajoutent, en phase avec la montée des mécontentements et des colères populaires, des poussées d'adrénaline guerrières. « Il faut mettre les jetons » aux gens de la finance, proclame t-il dans ses discours en public, relâchement d’un style d’ordinaire plus gourmé traduisant une volonté naïve de « faire peuple ». À cet égard, quand il prône une « levée en masse », un « soulèvement », F. Lordon ne semble pas « embarrassé », contrairement à ce que suppute un journaleux du quotidien sociétal-libéral Libération. Car il sait à qui il a affaire : les gens qui boivent ses paroles sont le plupart du temps des gens comme lui ou, pour les plus jeunes, structurellement appelés à le devenir. Des radicaux de papier de la petite bourgeoisie intellectuelle qui trépignent de joie, comme lors cette soirée censée faire date, quand le tribun d’occasion, dans une envolée qu’il voulait martiale un peu gâchée malgré tout par le papier froissé par la pluie qu’il lisait avec peine, promettait aux puissants de leur « apporter la catastrophe », au sens grec, c’est-à-dire leur renversement, précisait-il doctement, comme l’y incitait une fois de plus son habitus de classe académique. Un renversement assez soft tout de même puisqu’il s’opérerait sans brutalités. Il est vrai que l’objectif inscrit à l’agenda « citoyen » est lui aussi des plus modérés.
C'est pourquoi, face à la « violence des riches », en effet, pour reprendre le titre d’un ouvrage du couple de sociologues citoyennistes Pinçon-Charlot, à commencer par celle des policiers qui s’en donnent à cœur joie depuis l’instauration d’un état d’urgence à durée illimitée, c’est la non violence qui reste de mise, mais placée comme il se doit sous le signe de la combativité. En témoigne le communiqué triomphaliste pondu par le collectif « Convergence des luttes au lendemain d’une retraite sans gloire. C’est un modèle du genre qui pourrait faire penser, vu la date de publication, à un poisson d’avril:
LA NUIT DEBOUT NE SE COUCHERA PAS !
Le 31 nous ne sommes pas rentrés chez nous après la manifestation.
Au plus fort de la nuit, nous étions plus de 4 000 Place de la République.
Concerts, débats citoyens et projections ont ponctué cette nuit qui s’est déroulée sous les hospices de la bienveillance et de la fraternité.
Dans le genre bisounours, on ne fait guère mieux ! Mais la suite vaut aussi son pesant de peluches :
Mais à 5h45, la police a encerclé notre rassemblement pacifique, et maîtrisé jusqu’au bout, avant de nous contraindre à quitter les lieux manu militari et sans explication.
Nous nous insurgeons contre cette violence injustifiée étant donné la légalité absolue de notre occupation de la Place.
Ainsi, la fameuse « insurrection » censée venir et même être survenue dès 2011 (« Printemps arabes », manifestations grecques sur la Place Syntagma à Athènes, Indignados espagnols, Occupy Wall Street étasunien, etc.), si l’on en croit des fabricants à plein temps d’illusions révolutionnaires, ne trouve donc plus comme ennemi à affronter en France, en ce printemps 2016, non pas les forces de l’ordre capitalistes, mais une « violence » jugée « injustifiée » de leur part. Et cela du seul fait que les garants de cet ordre, dont on osera rappeler qu’il est bourgeois et capitaliste, avaient promis d’octroyer à l’occupation de la place de la République le label de la « légalité », une légalité « absolue » qui plus est, sans que l’on sache quelle autorité étatique avait accordé cette absolution. Le lendemain, pourtant, nullement découragés, 500 manifestants environ récidivaient. Ils ne seront plus qu’une cinquantaine quand les flics les délogeront, beaucoup plus tôt que la veille dans la nuit.
Peu importe. « Le “ rêve général ” a été décrété pour une durée illimitée », révèle dans la foulée le site Mediatarte dont le patron, Edwy Plenel, essaie à peu de frais — sauf ceux consentis par les gogos-bobos qui s’y abonnent — de se refaire une virginité progressiste pour faire oublier qu’il a sévi pensant des années, au côtés de son alter ego Jean-Marie Colombani, à la tête de L’Immonde pour convaincre les quelques lecteurs attardés du quotidien de révérence à l’égard des pouvoirs en place, encore accrochés à leurs idéaux progressistes périmés, que l’heure du « réalisme » avait sonné ». On croit effectivement rêver. Le Président Mao avait bien rappelé aux gauchistes que la révolution n’était pas « un dîner de gala ». Or voilà que sous sa forme émancipatrice et émancipée… de toute analyse matérialiste, celle dont ce XXI siècle à ses débuts serait grosse est présentée comme le fruit de discussions collectives entre amis entrecoupées d’agapes festives.
En fait, s’il y a des rêveurs, ce sont tous ceux qui font leur miel des fanfaronnades belliqueuses auxquelles se livrent depuis quelque temps certains bateleurs diplômés sur différents tréteaux, universitaires ou non, tel Freddy le Rouge comme certaines mauvaises langues ont commencé à surnommer Frédéric Lordon, pour ne mentionner que lui parce qu’il est particulièrement représentatif et toujours en représentation. Non sans succès, reconnaissons-le.. Reste à savoir de quoi, pour reprendre une formulation interrogative devenue consacrée, ce succès est le nom.
Il fut un temps où le terme « occupation » évoquait, non pas « les années sombres de notre histoire », mais celles, glorieuses, du mouvement ouvrier où le prolétariat tant masculin que féminin se réappropriait ses lieux de travail en virant les patrons. À voir de visu ce qui s'est passé au cours de la « nuit rouge » du 31 mars 2016 et à lire ce qu’ont en dit ses promoteurs, il semble que cette occupation ait principalement consisté à occuper ses participants avec des « concerts, débats citoyens et projections ». Guy Debord n’aurait pas manqué sans doute de résumer ainsi ce qui se donnait à voir et à entendre Place de la République : « Pour que le spectacle de la subversion ait lieu, il faut occuper les subversifs avec des spectacles ». Par exemple, la projection nocturne de Merci patron ! sur grand écran.
Le non événement — au sens où le philosophe mao-marxiste Alain Badiou définit ce qu’est ou devrait être un événement politique — qui se déroule actuellement sur la place de la République à Paris est proprement surréel. Dans un pays soumis à un état d’urgence dont la majorité des citoyens semble au demeurant fort bien s’accommoder, voilà que ce lieu emblématique attestant de l’existence de ladite république, récemment piétonnisé pour attirer le touriste et séduire le « bobo », se voit érigé en haut lieu de la refondation de la démocratie. Avec l’aval de la maire de Paris, Anne Hidalgo, qui, peu de jours avant, avait condamné la « privatisation » d’un espace public indument occupé par une minorité d’extrémistes, avant de se raviser et leur accorder un permis de séjour renouvelable. Bien plus, c’est sous haute protection policière que prend place, si l’on peut dire, ce « sursaut citoyen » qui a reçu l’autorisation de la Maison Poulaga comme disaient les anars de jadis, sans que l’on puisse savoir si les « robocops » qui cernent l’endroit sont là pour prémunir ces insurrectionnels de tout repos contre quelque attentat djihadiste ou pour parer les débordements éventuels d’un mouvement qui n’a pourtant eu de cesse, par la bouche ses porte-voix, de revendiquer, à défaut d’autre chose, son caractère éminemment pacifique. Et pour couronner le tout, par un beau dimanche ensoleillé, le premier de ce mois d’avril prometteur de bouleversements politiques inouïs, alors que les occupants répartis en petits groupes palabraient sur les moyens de « faire converger les luttes », un marathon géant, sponsorisé par le groupe industriel européen General Electric, égayait les quais et les avenues d’une autre partie de la capitale en dépit de l’inquiétude liée au risque terroriste. Y prenait part une foule record de coureurs amateurs, « plus motivés que jamais » qui se seraient « surpassés », au dire de la presse de marché — ce qui est logique, General Electric étant « spécialiste de l’énergie » — et de spectateurs plus nombreux encore, inconscients ou ignorants de l’importance de ce qui tramait au pied de la statue de la République. Autant dire, en fin de compte, que la « catastrophe » annoncée par Frédéric Lordon pour regonfler le moral des troupes qui en seraient les porteuses, n’a pas l’air d’effrayer outre mesure ceux qui devraient s’en inquiéter voire céder à la panique.
On voit d’ailleurs déjà se presser et s’empresser autour de cet essaim de gentils insurrectionnels attroupés en petits cercles de réflexion et de discussion, toutes sortes de vautours de la gôche-de-gôche assoiffés d’innovations politiques et plus encore de recrues nouvelles. Jean-Luc Mélanchon, par exemple, qui, à l’entendre, ne cherche pas à récupérer le mouvement mais aimerait bien tout de même, de son propre aveu de présidentiable autoproclamé, « être récupéré par lui ». Ou Oliver Besancenot, toujours porte-parole bien qu’il prétende ne plus l’être, d’un parti à court d’idées pour donner chair à son anticapitalisme renouvelé, et venu en glaner quelques unes au cours de visites répétées. Ou encore Julien Dray, conseiller régional PS, qui, fort de son expérience révolutionnaire de petit chef trotskiste et de manipulateur hors pair du militantisme antiraciste, se félicite qu’il y ait là « des choses qui se disent, des rêves », en se demandant sans doute comment pouvoir les capitaliser pour une énième arnaque diversionniste et politicienne du Parti de Solferino. Sans parler de quelques notables d’Europe Écologie-Les Verts à l’affût d’un sang neuf susceptible d’enrayer l’irrémédiable décomposition de ce cadavre qu’est déjà cette incarnation politicienne du « développement durable ». Dans cette mobilisation « citoyenne », assez bien relayée, somme toute, par les médias dominants alors qu’elle est supposée provoquer, comme on l’a vu, le « renversement » de l’ordre ancien pour faire advenir un ordre nouveau, capitaliste lui aussi, il est vrai, Freddy-le-rouge — d’aucuns, mal intentionnés diraient plutôt « rose-bonbon » — ne dépare pas, finalement, de la collection d’imposteurs et de bouffons attelés, quoi qu’ils en disent, à la reproduction, sous des formes innovantes, des rapports de d’exploitation et de domination. En fin de compte, la situation ainsi créée est effectivement bel et bien renversante. Heureusement que le ridicule ne tue plus depuis belle lurette en France. Sinon l’hexagone serait en passe de devenir, si cette mascarade devait se poursuivre et continuer à faire des adeptes, un gigantesque cimetière.
Jean-Pierre Garnier