Dans le cadre de notre chronique périodique (et désormais très suivie) :
Se faire des amis avec Jean-Pierre Garnier.
Première partie d'une véritable « saga » ( amicalement sarcastique : "qui aime bien châtie bien") que notre éminent chroniqueur a jugé opportun de consacrer à Éric Hazan :  non pas sa vie mais son œuvre, d'éditeur et d'auteur hétérodoxe et réfractaire, mais semble-t-il désormais un peu "loin de ses bases".

La révolution invisible
Les particules rebelles 1.0
par Jean-Pierre Garnier

 

Malgré toute l’estime que l’on peut porter à l’éditeur et écrivain Éric Hazan, celui-ci devient un peu lassant à la longue quand il vaticine sur les révolutions à venir. Sa devise est connue. En dépit des innombrables défaites des peuples de France et d’ailleurs, voire, le plus souvent, leur passivité et leur résignation face à l’offensive victorieuse menée par la bourgeoisie transnationalisée depuis presque un demi siècle, malgré le ralliement de ce qu’on appelait la gauche au capitalisme qui a conduit ses politiciens et ses idéologues à s’en faire les complices plutôt que de le combattre, Éric Hazan a fait sienne une devise devenue consigne : « il ne faut pas se montrer pessimiste». À une autre époque, il ne fallait pas désespérer Billancourt, c’est-à-dire le prolétariat1. Aujourd’hui, on peut se demander si Éric Hazan prend ses désirs pour la réalité ou s’il ne chercherait pas plutôt ou en même temps à ne pas désespérer les gens qui le lisent, à savoir les néo-petits bourgeois «radicalisés», foudres par procuration d’une guerre de classe qui n’aura pourtant jamais lieu si cela ne tenait qu’à eux. Parfaitement intégrés dans les institutions présentes, universitaires notamment, il leur faut, en effet, non seulement se sentir les tenants de la critique la plus radicale, mais avoir aussi le sentiment rassurant que la révolution demeure bien l’horizon indépassable alors que leur plan de carrière contribue à le rendre inatteignable.

Antonio Gramsci, revenu à la mode parmi les marxistes de la chaire, qui rêvent de devenir les intellectuels organiques de substitution du peuple confondu une fois de plus avec leur propre classe, recommandait, comme chacun sait, aux révolutionnaires de «conjuguer le pessimisme de l’intelligence avec l’optimisme de la volonté». Dans le cas de Hazan, à l’image de ses lecteurs, il semble que l'optimisme ait aussi gagné l'intelligence, au point de brouiller leur intelligibilité du monde réel et de la soumettre à la méthode Coué2.

Parmi les livres de É. Hazan, il y en a certes d’intéressants : ceux où il s’abstient de tirer des plans sur la comète révolutionnaire. Et encore ! Dans l’un de ses meilleurs, L’invention de Paris, il croyait déjà entrevoir dans le «21e arrondissement» ce que serait devenue la première couronne de la banlieue nord-est peuplée d’un fort pourcentage de population immigrée des ex-colonies ou de ses descendants, les futurs bastions prolétariens d’un renversement de l’ordre établi. Pour avoir écumé pendant des années les « quartiers sensibles », côtoyé des « racailleux » rebelles au socio-apartheid auquel leur familles sont soumises, dénoncé par le sociologue anarchiste Mathieu Rigouste3, et discuté avec leurs parents lors de mouvements de solidarité à la suite du meurtre de l’un de leurs enfants par un policier, je n’ai vu nulle part trace, dans leurs révoltes, d’idéaux d’«émancipation» au sens que ce concept revêtait lorsque le mouvement ouvrier n’avait pas encore été domestiqué par les bureaucrates syndicaux ou politiques, avant de devenir un fourre-tout idéologique à la mode parmi des radicaux de campus en mal d’autopromotion. Reste à savoir pourquoi ils éprouvent le besoin de la faire sous la bannière de l’émancipation. À moins qu’ils ne soient persuadés, sans l’avouer pour autant, que celle-ci ne puisse être autre chose que l’œuvre des travailleurs intellectuels eux-mêmes.

Depuis lors, pour en revenir à É. Hazan, celui-ci n’a cessé d’annoncer la bonne nouvelle : ce début du XXIe siècle est gros de promesses révolutionnaires. Il est vrai qu’il n’est pas le seul. C’est aussi ce que laissent entendre un François Cusset, historien post-moderne des idées, ou un Razmig Keuchayan, sociologue marxiste, pour flatter l’égo des néo-petits bourgeois en quête de « bouleversements sociaux » de tout repos, c’est-à-dire de changements de personnel au sommet de l’État qui ne menaceraient pas leur statut et les quelques privilèges dont celui-ci les gratifie. Une nouvelle génération de faiseurs de nuages « émancipateurs» a en effet pris la relève. Pour avoir osé jouer les empêcheurs de rêver en rond dans un milieu réceptif à ce qu’il faut bien appeler un enfumage euphorisant où l’autosuggestion collective dans un entre soi confiné est devenue la règle, je me suis mis à dos pas mal de gens parmi ces émancipateurs professionnels dont, selon moi, il conviendrait absolument de s’émanciper pour que l’émancipation soit autre chose qu’un slogan mis à toutes les sauces par eux pour tirer les marrons du feu « révolutionnaire» qu’ils s’emploient à entretenir. Et je laisse de côté la seconde variété d’enfumeurs sur l’«autre monde possible» issu d’un accouchement sans douleur, à savoir les pythies altercapitalistes du Monde Diplomatique qui prédisaient encore il y a peu, dernière lubie en date, que l’arrivée au pouvoir par voie électorale d’une caste d’intellectuels grecs et espagnols bien nés et bien éduqués allait peut-être « bousculer l’Europe »4.

Lors des week-end « festifs » organisés par la CNT ou la Fédération Anarchiste, s’étale rituellement sur les tables de vente, en quantité accrue — les piles s’élèvent au fil des années —, toute une littérature incandescente pleine d’insurrectionalisme bien-pensant sans rapport aucun avec la situation présente sinon sur le mode imaginaire d’une crise du capitalisme préfigurant son irrémédiable effondrement, quand ce n’est pas d’un « contournement» possible voire d’une sortie déjà en cours de ce mode de production. Ainsi en va t-il des délires indigénistes d’un Jérôme Baschet, sociologue post-marxiste dont la tête tourne à force de virevolter entre l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et les Chiapas où il a cru trouver sinon le modèle du moins les principes d’une révolution inédite et non violente, comme si l’Armée zapatiste de libération nationale n’avait été munie que de sabres de bois5. Et que dire des prophéties pédantes du duo Pierre Dardot-Christian Laval, respectivement philosophe et sociologue, citoyennistes bon teint — rose pâle —, dans leur Essai sur la révolution au XXIe siècle, pour reprendre le sous-titre de leur dernier opus, postulant l’avènement du « commun» comme substitut au communisme d’antan6. La présence au Festival de la CNT, en mai 2015, de P. Dardot, qui avait déjà commis avec son compère un pavé aussi inepte que prétentieux (800 pages !) sur Marx, Marx, prénom : Karl (le titre à lui seul donne une idée de l’infatuation des auteurs pour qui Marx n’aurait conceptuellement rien inventé sauf quand il se trompe), est significative en tout cas de l’état de décomposition idéologique avancée où se trouve une mouvance anarcho-libertaire qui doit aller chercher des supplétifs hors de ses rangs, tels également les économistes Bernard Friot et Frédéric Lordon, altercapitalistes consommés, pour pallier son incapacité à se renouveler théoriquement.

Éric Hazan, donc, seul ou en compagnie du fameux «Comité invisible», persévère dans la fuite en avant vers une insurrection qui ne manquera pas de venir. Je ne dis pas «survenir» puisque, à l’entendre ou le lire, elle est quasiment inéluctable et ne devrait par conséquent surprendre personne, au vu du nombre de collectifs en bisbille avec l’ordre établi, regroupés autour d’un journal ou d’une revue, d’une radio, d’un site internet, une maison d’édition, un squat ou une ZAD (zone à défendre), ou encore un séminaire universitaire, et, plus généralement, des centaines de lecteurs ou d’auditeurs avides d’alternatives et de prédictions euphorisantes, comme celles d’Hazan and Co ou d’autres augures de la même farine. D’où, pour É. Hazan, le passage, sans plus attendre, à l’étape suivante avec ses Premières mesures révolutionnaires, concoctées en compagnie d’un membre du «comité invisible», affublé on ne sait pourquoi d’un pseudo7. Sur ce thème, son topo au dernier Salon de l’Émancipation de 2014 tenu à l’Université de Nanterre était des plus édifiants, contredit sur place et dans la foulée sans qu’il s’en rende apparemment compte, par les discours amphigouriques, sirupeux et (auto)complaisants de Étienne Balibar et Jacques Bidet, deux philosophes électeurs assidus de la deuxième droite, à savoir de la gauche officielle, et d’autres vieux routiers du marxisme ou du post-marxisme lénifiant, qui feraient bien de commencer, s’il n’était pas déjà trop tard, par s’émanciper du carcan académique. Il est vrai qu’il est on ne peut plus confortable.

«La révolution n’est pas un dîner de gala», énonçait pourtant le président Mao. Peut-être pas, mais à lire ce que Hazan et ses pareils écrivent sur celle à venir, on a l’impression qu’elle aurait presque l’air d’une partie de plaisir. Les ouvrages qu’ils rédigent à son sujet pourraient être, à cet égard, rangés dans une bibliothèque rose d’un nouveau type, et plus du tout rouge et noire comme jadis. On y trouverait des écrits, non pas «datés» et «fermés», comme le reprochait aux miens le patron d’une maison d’édition «alternative», mais ouverts à tous vents sur les multiples « horizons du possible », pour reprendre l’intitulé d’une collection à La Découverte. Comme se le figure É. Hazan, jamais à la traîne en matière de wishfulthinking, ils aideraient à «sortir du pessimisme ambiant qui fait le jeu du fascisme, des Soral et des Dieudonné». Pourtant, au vu des «possibles» qui y sont décrits et célébrés, ces «réacs» n’ont pas trop de mouron à se faire. Pour qu’ils soient «balayés», comme le décrète É. Hazan, il faudrait en effet autre chose qu’une littérature pour happy few soucieux de distinction révolutionnaire.

Blocage de tous les flux, paralysie générale du système, le pouvoir «s’évapore» : telle est la dernière mouture stratégique en date coproduite par les forçats du concept à La Fabrique pour en finir avec le capital et l’État. C’est la révolution sans pleurs ni grincements de dents. Ce ne fut pourtant pas le cas de la Révolution de 89, contrairement à ce que suppute É. Hazan qui la convoque à l’appui de son postulat, et dont il propose, comme on le verra plus loin, une réinterprétation bâclée mais rassurante. Pour ce qui est de «bloquer les flux», il y a de quoi rigoler alors que les «terroristes» ruraux de Tarnac étaient à nouveau poursuivis, où un cheminot se voyait réclamer 40 000 € d’amende pour avoir trafiqué des rails au moment d’une grève à la SNCF, pour ne rien dire de la grève à Radio-France au printemps 2015 qui a fait grimper les taux d’écoute des chaînes privées. Mais il faut reconnaître que le coup du «pouvoir qui s’évapore» est une grande première dans l’art de raconter n’importe quoi en matière de révolution. Il est vrai que ce n’importe quoi répond parfaitement à l’attente de gens qui veulent changer le monde ou au moins mettre fin à ce monde-ci, mais à condition de ne pas prendre de risques. Je ne parle même pas de leur peau, éventualité qui relève de l’impensable de nos jours pour des raisons sur lesquelles je n’ai pas le loisir de m’attarder, mais de simples risques matériels, professionnels entre autres.

Dans un entretien assez désopilant publié sur Alternative libertaire dont les animateurs ne font pas preuve, à cette occasion, de plus de lucidité sur le devenir pratique de leurs idéaux dans la conjoncture actuelle que leurs homologues et rivaux du Monde libertaire, É. Hazan récidive8. C’est : demain, on rasera gratis ou presque. «Nous prônons le communisme, mais pas l’abolition immédiate de l’argent, comme l’avaient tentée les Khmers rouges [!]. Nous voulons repousser l’argent aux marges de la vie. Que l’essentiel des biens et services soient gratuits, et qu’on ne garde une monnaie que pour les biens de consommation non essentiels.» Qui va «repousser l’argent» ou «garder une monnaie», et comment ? Qui va décider de ce qui es essentiel ou non ? Peu importe. Pourtant, malgré le «lyrisme enthousiasmant de la prose de Hazan, selon ses interlocuteurs, qui aurait pu éblouir leur esprit critique, ils étaient quand même parvenus à y détecter des «réponses insuffisantes», voire des «points aveugles». Notamment, à propos de la «question hautement sensible des tâches de coordination, gestion, répartition à l’échelon régional ou national» que Hazan et son compère assignent, sitôt la révolution accomplie grâce à l’intervention d’on ne sait quel Saint-Esprit, à des « groupes de travail répartis dans tout le pays » non élus, composés de volontaires. «Ne craignez-vous pas, lui demandaient nos «communistes libertaires», que, du coup, s’y incrustent des charlatans ou des gens ayant un intérêt privé à y siéger ?» La réponse de Hazan, brève et péremptoire, est digne d’un commissaire du NKVD: «S’il y a des charlatans, ils seront neutralisés». Sans plus de détails. Compte tenu des opportunistes, des arrivistes et des carriéristes qui pullulent dans le milieu de la dissidence instituée, cela risquerait d’être une hécatombe. Heureusement pour eux, nous n’en sommes encore qu’à l’avant de la révolution et non à l’après, avec toutes les chances d’y rester encore longtemps si l’on continue à prendre au sérieux ces bergers diplômés censés nous indiquer la voie à suivre pour passer de l’un à l’autre.

à suivre...

1 En plein compagnonnage de route avec le PCF, dans les années 1950, Jean-Paul Sartre avait rétorqué à des critiques de gauche qui dévoilaient les méfaits du stalinisme: «Il ne faut pas désespérer Billancourt». Il voulait signifier par là qu'il ne faut pas forcément dire la vérité aux ouvriers, de peur de les démoraliser. «Billancourt» était une métaphore du prolétariat : l’usine Renault implantée sur cette commune de la «banlieue rouge» parisienne fut longtemps la plus grande concentration ouvrière en France.

2 La méthode Coué est une variété de prophétie autoréalisatrice qui tire son nom des recommandations d’un psychologue et pharmacien français, Émilie Coué (1857-1926). Elle est fondée sur l'autosuggestion censée entraîner l'adhésion du sujet aux idées positives qu'il s'impose et provoquer ainsi un mieux-être psychologique ou physique.

3 Mathieu Rigouste, La domination policière, La Fabrique, 2012.

4Renaud Lambert, «Podemos bouscule l’Europe», Le Monde diplomatique, janvier 2015 ; Serge Halimi, «La gauche grecque peut-elle changer l’Europe ? Le Monde diplomatique, février 2015.

5 Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme, La Découverte, 2013.

6 Pierre Dardot, Christian Laval, Commun, La Découvrete, 2014.

7 Eric Hazan & Kamo, Premières mesures révolutionnaires, La Fabrique, 2012

8 Entretien avec Éric Hazan, «Dialogue autour de “ Premières mesures révolutionnaires ”, Alternative libertaire, n° 232, octobre 2013.

 
Tag(s) : #jean-pierre garnier, #chronique, #politique, #comité translucide
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :