L’IDÉOLOGIE FRANÇAISE

« À en croire certains idéologues français, la France aurait été dans ces dernières années, le théâtre d’un bouleversement sans précédent. Le processus de décomposition du système marxiste qui avait débuté avec Bernard-Henri Lévy, a abouti à une fermentation universelle où sont entraînées toutes les “puissances du passé” ». Dans ce chaos universel, des empires puissants se sont formés pour sombrer tout aussi vite, des héros éphémères ont surgi pour être rejetés à leur tour dans les ténèbres par des rivaux plus hardis et plus puissants. Ce fut une révolution au regard de laquelle la Révolution française n’a été qu’un jeu d’enfant, une lutte mondiale qui fait paraître mesquins les combats des Diadoques1. Les principes se supplantèrent, les héros de la pensée se culbutèrent l’un l’autre avec une précipitation inouïe, et, en trois ans, de 1975 à 1978, on a davantage fait place nette en France qu’ailleurs en trois siècles.

Tout cela se serait passé dans le domaine de la pensée pure.

Il s’agit certes d’un événement plein d’intérêt : le processus de décomposition de l’esprit absolu. Dès que se fut éteinte la dernière étincelle de vie, les divers éléments de ce “caput mortuum2, entrèrent en décomposition, formèrent de nouvelles compositions et constituèrent de nouvelles substances. Les industriels de la philosophie, qui avaient jusqu’alors vécu de l’exploitation de l’esprit absolu, se jetèrent dorénavant sur ces nouvelles combinaisons. Mais la chose ne pouvait aller sans concurrence.
Au début, cette concurrence fut pratiquée de façon assez sérieuse et bourgeoise. Plus tard, lorsque le marché français fut encombré, et que, malgré tous les efforts, la marchandise fut impossible à écouler sur le marché mondial, l’affaire fut viciée, comme il est de règle en France, par une fausse production de pacotille, l’altération de la qualité, la sophistication de la matière première, le maquillage des étiquettes, les ventes fictives, l’emploi de traites de complaisance et par un système de crédit dénué de toute base concrète. Cette concurrence aboutit à une lutte acharnée qui nous est présentée maintenant comme une révolution historique qui aurait produit les résultats et les conquêtes les plus prodigieux.

Mais, pour apprécier à sa juste valeur cette charlatanerie qui éveille même dans le cœur de l’honnête bourgeois français un agréable sentiment national, pour donner une idée concrète de la mesquinerie de l’esprit de clocher parfaitement borné de toute ce mouvement des «nouveaux philosophes», et spécialement le contraste tragi-comique entre les exploits réels de ces héros et leurs illusions au sujet de ces mêmes exploits, il est nécessaire d’examiner une bonne fois tout ce vacarme d’un point de vue qui se situe en dehors de la France ».

Émanant de deux auteurs étrangers, l’outrecuidance de ces propos, assaisonnés de références livresque destinées à impressionner, ne surprendra qu’à moitié. On sait que notre pays est en train de connaître depuis quelques décennies « le début du début d’une nouvelle aventure humaine » à la suite de cet « extraordinaire effondrement des idées reçues », dont s’était félicité le président de la République Valéry Giscard d’Estaing, dix ans après mai 68.
Un jugement repris avec des variations diverses par ceux qui, toutes « sensibilités politiques » confondues, se sont succédés par la suite à l’Élysée. Aussi est-il logique que « l’aurore des temps nouveaux » qu’annonce cette renaissance spirituelle célébrée en écho par tout ce que l’hexagone compte de penseurs et d’éditorialistes autorisés, suscite hors de nos frontières les sarcasmes des envieux qui, aveuglés par un chauvinisme mal placé, acceptent difficilement de voir la France redevenir, sur le plan intellectuel et moral, le phare de l’humanité.
Mais qui sont donc ces deux aigris qui oublient que la culture, lorsqu’elle a vocation universelle, ne saurait avoir d’autre patrie que celle des Droits de l’Homme ?

Marx et Engels...
fustigeant les jeunes intellectuels d’outre-Rhin, lesquels, « en dépit de leurs phrases pompeuses » qui soi-disant « bouleversent le monde » s’avéraient en fait être « les plus grands conservateurs ». Le texte reproduit ci-dessus figure, en effet, en introduction à L’idéologie allemande. Pour le rendre actuel, il a suffi de remplacer un nom propre, deux noms communs ou leurs dérivés et deux dates3. Marx est peut être « mort » comme ne cessent de le proclamer les zombis diplômés qui ne cessent de l’enterrer, mais il semble que sa pensée conjointe avec celle de son complice soit encore assez vivante pour faire justice de la « révolution sociétale » du capitalisme «avancé», présentée comme LA révolution, conformément à une habitude devenue tradition au cours des dernières décennies, par les héritiers des idéologues du capitalisme commençant.

À moins que, l’histoire se répétant, ils n’en soient tout bonnement que les revenants !

 

 

Jean-Pierre Garnier

 

1 Généraux d’Alexandre de Macédoine, qui, après sa mort, se livrèrent une lutte acharnée pour le pouvoir. Au cours de cette lutte, l’empire d’Alexandre fut scindé en une série d’États.

2 Littéralement : tête morte. Terme utilisé en chimie pour désigner le résidu d’une distillation. Ici : restes, résidus.

3 Strauss par BHL, « Allemagne (ou « allemand ») par « France » (ou « français »), « hégélien » par « marxiste » et « jeunes hégéliens » par « nouveaux philosophes », 1842 et 1845 par 1975 et 1978.

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