Dans le cadre de sa chronique périodique : "Se faire des amis avec Jean-Pierre Garnier" notre éditorialiste nous invite à nous interroger sur le problème de double vacance épistémologique que vient d'occasionner la disparition de l'ancien-nouveau philosophe, compagnon de route des BHL, Kouchner, Finkielkraut et autres exceptions culturelles confirmant la règle hexagonale : comment désormais penser le vide de la pensée ? Homer Simpson, Sarkozy, Porochenko, Fabius, Caroline Fourest, Frédéric Lefebvre et Hillary Clinton vont-ils devoir changer de logiciel ?

NB : En préambule on trouvera ici le commentaire de Georges Gastaud qui juge quand à lui que, plus exterministe qu'extrémiste, la pensée du vide d'A.Glucksmann n'était en réalité qu'une position visant à "faire le vide", notamment en vitrifiant le territoire de la fédération de russie ( et au besoin celui de quelques collatéraux limitrophes).

Mais laissons la parole à JP.Garnier, qui selon son habitude prend la question "à bras le corps" :

Le vide de la pensée

« Je préfère succomber, avec un enfant que j'aime, dans un échange nucléaire, plutôt que de l'imaginer entraîné vers quelque Sibérie planétaire. »

André Glucksmann « la force du vertige »

 

9 novembre 2015 : André Glucksmann mourrait. Une mort qui aurait donné lieu à une battage médiatique interminable si, quatre jours plus tard, la tuerie de masse exécutée par un commando djihadiste à Paris, n’avait pas relégué à l’arrière plan la disparition de l’une des figures de proue de ce qu’une gauche hexagonale qui venait d’entamer sa décomposition idéologique avait audacieusement baptisé, alors que la contestation soixante-huitarde achevait son reflux, « nouvelle philosophie ».

On peut néanmoins avoir une idée rétrospective du déluge sans fin de louanges auquel ce décès n’aurait pas manqué de donner lieu au vu des premières réactions éplorées des canailles qui nous gouvernent, de Hollande et Giscard d’Estaing à Sarkory et Valls, jusqu’à Macron pour qui, avec la mort de cet « intellectuel engagé qui avait porté le fer contre le totalitarisme » et qui était « un vrai esprit critique », c’est « une conscience qui disparaît ». Il va de soi que les éditorialistes de la presse de marché qui avaient porté ce néo-philosophe et ses congénère au pinacle ne purent s’abstenir de joindre leurs voix au chœur des pleureuses. Mais plutôt que de dresser une anthologie des dithyrambes les plus grotesques, j’ai préféré, dans la mesure où il les résume tous, explorer le dossier du Monde concocté à la gloire du défunt petit maître de la pensée conforme1.

Par une curiosité frisant le masochisme, je me suis donc risqué à lire le panégyrique à plusieurs voix que notre quotidien vespéral des marchés a consacré à l'un de ces renégats de haute volée à qui la France, c'est-à-dire le complexe politico-médiatico-intellectel qui parle en son nom, doit de pouvoir continuer à revendiquer fièrement son « exception culturelle » aux yeux du monde. L'oraison funèbre à laquelle a eu droit ce chantre de l'occident capitaliste revenu de ses errements gauchistes est à la hauteur, si l'on peut dire, d'une pensée qui n'avait de philosophique que sa réputation usurpée et dont la nouveauté proclamée renvoyait aux platitudes d'un humanisme bourgeois des plus éculés.

Tout commence par un énorme portrait occupant le tiers de la une et reproduit à l’intérieur, agrandi encore, pour ouvrir une série commémorative de quatre pleines pages. Ce qui est assez cocasse si l'on se souvient des diatribes de A. Glucksmann contre le culte de la personnalité, tare parmi tant d'autres dont, selon lui, les « dictatures rouges » avaient l'exclusivité. Vient ensuite un éloge funèbre interminable signé par deux des plumes les plus conformistes d’un journal qui, il est vrai, en compte beaucoup d’autres.

Comme il fallait s’y attendre, Glucksmann y est présenté comme l’incarnation de la « résistance ». Résistance à l’air du temps ? Certainement pas puisqu’à partir du milieu des années 70, il s’active sans relâche à souffler dans le sens du vent d’ouest qui va balayer la tradition progressiste dans l’hexagone. Les deux auteurs de l’article ne dissimulent d’ailleurs pas l’orientation prise par l’« engagement » de celui qu’ils dénomment sans rire « le philosophe de l’indignation », depuis son soutien aux guerres d’agression de l’Otan en Serbie, puis étasunienne et britannique en Irak suivies ce celle franco-britannique en Lybie, pour ne rien dire, sur le plan intérieur, de son appui remarqué — publié évidemment dans Le Monde — à la candidature de Sarkozy à l’élection présentielle en 2007. En fait, si « engagement » il y eut, de la part de A. Glucksmann, c’est au sens militaire du terme, « la diplomatie d’interventionnisme dépassant les clivages droite-gauche [sic], menée au nom des droits de l’homme » dont il serait devenu le « héraut », précédant ou accompagnant les « guerres humanitaires » auxquelles il servira de caution morale.

En guise d'héritage philosophique du penseur défunt, les lecteurs du Monde ont été régalés d'une série d'aphorismes tirés de son œuvre ou inspirés par elle, dont le moins que l'on puisse en dire est qu'ils ne brillent pas par l'originalité. Du genre : « La tolérance, c'est ne plus tolérer l'intolérable ». Amis proches de A. Glucksmann, une politologue et un éditeur nous révèlent que celui-ci « comptera assurément dans l’histoire bien plus encore qu’on l’imagine aujourd’hui ». N’était-il pas « conscient de l’inhumanité de l’homme » ?2 Ce qui, à vrai dire, n’est pas un scoop philosophique. « Il a introduit une idée nouvelle », annoncent de leur côté les deux plumitifs déjà mentionnés : « Face au totalitarisme, à la torture, à la souffrance, il n'y a pas à choisir son camp ». Effectivement, après ses frasques de jeunesse maoïste, A. Glucksmann a, aussi tacitement que résolument, rallié le camp de l’impérialisme, comme si les régimes sanglants, militaires le plus souvent, non seulement tolérés, mais mis en place et soutenus par ce dernier, en Amérique et ailleurs, n’avaient jamais existé.

Bien entendu, cet hommage à cet idéologue devenu l’un des chantres de l’Occident capitaliste n’aurait pas été complet si l’on n’avait pas appelé à la rescousse quelques uns de ses homologues dans le reniement. Ainsi Pascal Bruckner y va t-il de ses sanglots pour déplorer la disparition de cet « homme intransigeant, qui avait transposé l’intransigeance du communisme dans l’intransigeance de l’anticommunisme ». Un anticommunisme qui sera à son tour transposé dans une poutinophobie galopante pour ne pas dire délirante au point, si l’on en croit l’un des plumitifs mondains, de ne pas parvenir, bafouillant sous l’effet de la haine et de la hargne que lui inspirait le chef de l’État russe, à prononcer correctement son nom. : « Pfoutine au lieu de Poutine » !

D’autres défroqués du gauchisme convertis en paladins médiatiques de l’atlantisme tels Alain Finkielkraut, Bernard Kouchner ou Romain Goupil, sont mentionnés et cités comme références en tant qu’amis proches de A. Glücskmann. Mais le plus célèbre d’entre eux, l’incontournable BHL, se devait d’être sollicité pour dire tout le bien qu’il pensait de son complice… et, comme de coutume, de lui même par la même occasion. Dans un article à l’intitulé grandiloquent, il déroule en usant d’une rhétorique des plus pompiers chacune des facettes de la personnalité de A. Glücksmann, qui sont autant de prétextes pour se mettre en scène, rivalisant avec lui en matière de banalités boursouflées à prétention théorique, telle cette perle : « Quant un homme meurt, on ne sait jamais qu’elle est la part qui s’évapore », étant entendu, s’agissant d’un grand homme, qu’il en est une autre « qui demeure et qui fait de lui un votre contemporain capital » 3.

Selon BHL, empêché par la maladie de se joindre à lui dans son équipée de 2014 en Ukraine, A. Glucksmann, dans un « texte magnifique » adressé aux « révolutionnaires » de Kiev, déléguera à sa progéniture le soin de l’accompagner sur la place Maïdan. « […] Je vous ai donné le meilleur de moi, mon fils Raphaël, qui est resté à vos côtés, sur vos barricades, et qui est actuellement chez vous, près de vous, pour vous accompagner sur votre époustouflant chemin vers l’indépendance, la liberté, la démocratie ». Voilà, en tout cas, qui réjouira les fascistes bas du front de Svoboda et Pravy Sector qui assuraient l’essentiel de l’animation sur la place.

Est-il besoin d’en dire plus ? N’accordons pas trop d’importance, y compris dans le dénigrement, à un individu qui ne « comptera assurément dans l’histoire » que pour avoir, avec quelques autres de ses pareils, fait de l’expression « Intellectuel de gauche », perçue durant des décennies comme un pléonasme en France comme à l’étranger, une contradiction dans les termes pour ne pas dire un oxymore.

 

Jean-Pierre Garnier

 

 

1Le Monde, 12 novembre 2015

2 Nicole Bacharan, Dominique Simonet, « Cet enfant, notre ami », Le Monde, 12 novembre 2015

3 Bernard-Henri Lévy, « Un contemporain capital », Le Monde, 12 novembre 2015

 

Après Glucksmann : peut-on penser le vide ?
Tag(s) : #jean-pierre garnier, #politique, #nécrologie
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