Comment la deuxième guerre mondiale a construit
la relation des occidentaux avec la Russie

par Geoffrey Roberts

Traduction de l'article de l'Irish Examiner. © Irish Examiner Ltd. Tous droits réservés

Les armes se sont tues il y a 70 ans. Mais le boycott par les pays occidentaux de la cérémonie commémorative de la victoire de la Seconde Guerre mondiale à Moscou démontre que, bien que cette guerre soit du passé, ce passé n'est pas pour autant pacifié dans les mémoires. Promu par la crise ukrainienne, ce boycott exprime de profondes fractures dans les relations russo-occidentales contemporaines qu'on peut faire remonter à la Seconde Guerre mondiale. Partout en Europe se développe un débat sur l'interprétation de la guerre et de ses conséquences, où se manifeste une lutte idéologique entre ceux qui célèbrent la victoire alliée comme une validation majeure de l'union des anti-fascistes, et ceux qui préfèrent déplorer la soumission communiste dans certaines parties de l'Europe au cours des décennies qui ont suivi.

De la victoire sur le fascisme...

À la fin de la guerre en 1945 tout semblait pourtant plus simple. Cinquante millions de personnes avaient péri, mais Hitler et son régime nazi avaient subi une retentissante défaite. L'Allemagne avait été occupée et les dirigeants des pays alliés et vainqueurs proclamèrent leur engagement à une collaboration pacifique. Le combat anti-fasciste avait été conduit avec succès sous la bannière de la démocratie en sorte que l'Europe d'après-guerre pouvait être reconstruite comme un continent d’États souverains libres et indépendants. Sur les décombres du conflit une Europe unie et pacifiée pouvait émerger.

Après avoir souffert de massacres et de destructions à une échelle presque inimaginable - 15% de sa population exterminée, 30% de sa richesse nationale anéantie - l'Union soviétique apparaissait néanmoins comme le grand vainqueur. Au prix de 8 millions de pertes humaines l'Armée rouge était parvenue à repousser puis détruire la machine de guerre allemande et libérer Auschwitz et la plupart des autres camps de concentration nazis. Enfin c'est l'assaut final des soviétiques sur Berlin en avril 1945 qui poussa Hitler au suicide et imposa la capitulation de l'Allemagne le 9 mai 1945.

L'Union soviétique était un État communiste autoritaire dirigé par Joseph Staline - un dictateur impitoyable condamné par certains. Pourtant, en 1945, Staline était un héros aussi bien à l'ouest qu'en URSS. Il était considéré comme le leader indispensable qui avait su organiser et soutenir l'effort de guerre soviétique permettant à son pays d'accomplir la plus grande victoire militaire de l'histoire. Staline ne tolérait aucune opposition au système soviétique - à la maison ou à l'étranger - mais pendant la guerre, il avait assoupli sa poigne de fer et ouvert l'URSS aux influences occidentales. Dans les pays occidentaux, la nature anti-fasciste de la lutte politique avait produit un virage à gauche, en particulier en Europe où de nombreux partis communistes eurent à participer au pouvoir en tant que membres de gouvernements de coalition à base élargie1. Le capitalisme et le communisme semblaient donc être sur la voie de la convergence et de la coexistence, occasionnant diverses recompositions de l'économie entre les domaines publics et privés2. Le débat idéologique entre le communisme et le capitalisme se poursuivait mais dans la paix et la prospérité pour les États et les peuples.

à la guerre froide

Pourtant, en deux ans à peine, cette vision optimiste de l'avenir fut abolie par le déclenchement d'une inquiétante « guerre froide » entre l'Union soviétique et ses anciens alliés Britanniques et Américains. Vers la fin des années 1940, l'Europe se trouva divisée en camps politiques, idéologiques, et blocs militaires opposés, et le spectre d'une nouvelle guerre mondiale apparut lorsque l'Union soviétique et les Etats-Unis s'affrontèrent à travers ce que Churchill allait populariser comme le «rideau de fer». D'un côté, les démocraties libérales occidentales et de l'autre, les régimes communistes étroitement contrôlés. La démobilisation d'après-guerre des forces armées fut stoppée et les grandes puissances se mirent à frénétiquement réarmer. S'ajoutant à ce conflit, une concurrence s'exacerbait entre américains et soviétiques autour du développement de la technologie des armes atomiques, et ce fut le départ de la « course aux armements » nucléaires. En 1950, ces tensions de la guerre froide allaient déboucher sur une guerre par procuration entre les Etats-Unis et l'URSS : la guerre de Corée - un conflit de trois ans qui a fait plus d'un million de morts.

Des décennies plus tard, quand le communisme et l'Union soviétique se sont effondrés dans les années 1990, l'ouest a revendiqué la victoire dans la guerre froide. Mais ce verdict est encore contesté aujourd'hui par le président russe Vladimir Poutine. Il souligne que sans les sacrifices considérables du peuple soviétique, Hitler aurait été en mesure de réaliser son ambition démente de domination mondiale exercée par un empire raciste nazie solidement établi en Europe. C'est bien l'Union soviétique qui a épargné au monde le funeste destin promis par Hitler. Staline était un dictateur brutal, mais ça n'est pas lui qui a lancé une guerre d'agression plongeant le monde dans une orgie de destruction.

Blitzkrieg

La candidature d'Hitler au rang de puissance mondiale commence avec l'invasion allemande de la Pologne en Septembre 1939. La guerre germano-polonaise était apparemment le résultat de différends territoriaux entre les deux pays, mais Hitler avait de bien plus ambitieux projets en tête, c'est pourquoi il a décidé l'invasion tout en sachant que la Grande Bretagne et la France soutiendraient la Pologne et seraient contraintes de déclarer la guerre à l'Allemagne.
Il n'a fallu que trois semaines à l'armée allemande pour conquérir la Pologne, une campagne favorisée par une invasion de l'armée rouge à l'est du pays. L'Armée rouge entra en Pologne comme protecteur des Ukrainiens, des Biélorusses et des Juifs vivants dans les territoires orientaux de la Pologne. En réalité, Staline avait signé un pacte avec Hitler3, en vue de maintenir l'Union soviétique à distance de la grande guerre qui s'annonçait en Europe, obtenant en contrepartie des concessions politiques et territoriales en Pologne et dans les Etats baltes. De fait, Staline aurait préféré une triple alliance avec la Grande-Bretagne et la France contre Hitler, mais les Britanniques et les Français n'étaient pas prêts à faire les concessions nécessaires pour constituer avec les russes une coalition de guerre efficace.

De même les Polonais n'étaient pas prêts à accepter que l'Armée rouge puisse entrer en Pologne dans le cas d'une attaque allemande. La Pologne craignait4 le communisme autant que le nazisme et préféra se tourner vers la Grande-Bretagne et la France pour la protection contre Hitler.
La rapidité de l'effondrement de la Pologne fut surprenante mais pas incompréhensible compte tenu de la taille et de la puissance relative de la Pologne face à l'Allemagne. De leur coté Britanniques et Français firent ce qu'ils avaient proclamé et déclarèrent la guerre mais restèrent sur la défensive, répugnant à se laisser entraîner dans une bataille frontale avec l'Allemagne impliquant des pertes humaines comparables à celles de la Première Guerre mondiale. Une guerre d'usure avec l'Allemagne fut planifiée, non plus dans les tranchées, mais en utilisant la puissance aérienne et navale. Aucune attaque de l'Allemagne ne serait risquée tant que les forces terrestres britanniques et françaises n'auraient pas été pleinement mobilisées et déployées.

Hitler fait capoter cette stratégie anglo-française avec son invasion incroyablement efficace de l'Europe occidentale en mai 1940. La France fut contrainte de capituler après une campagne de six semaines alors que la Grande-Bretagne avait précipitamment retiré ses forces du continent à Dunkerque. Le nouveau Premier ministre britannique, Winston Churchill, prononçait alors des discours glorifiant leur lutte « jusqu'au bout », tout en soulignant que les guerres ne sont pas gagnées par des retraites, peu importe combien glorieuses.

Opération Barbarossa

La conquête de la France par l'Allemagne a fait d'Hitler le maître de l'Europe. Seules la Grande-Bretagne assiégée et la Russie de Staline barraient encore la route menant à la domination de l'Allemagne sur l'ensemble du continent. Pendant un temps, Hitler et Staline envisagèrent une coexistence prolongée, mais les menaces stratégiques mutuelles et les oppositions idéologiques entre les régimes des deux dictateurs étaient rédhibitoires. En automne 1940, Staline refusait une alliance proposée par l'Allemagne tandis qu'Hitler avait déjà décidé d'envahir l'Union soviétique.

L'invasion allemande de l'Union Soviétique en juin 1941 fut le moment décisif de la Deuxième Guerre Mondiale. Le succès ou l'échec de l'Opération Barbarossa – nom de code du plan d'invasion Allemand – déterminerait le sort du conflit. Si Hitler l'emportait en Russie, il serait facile de s'occuper des anglais. De fait, Hitler fit le calcul que la résistance britannique s'effondrerait de concert avec celle des soviétiques. Le plan allemand était de reproduire son Blitzkrieg sur l'Europe, cette fois sur le territoire Soviétique. Hitler évalua qu'il ne faudrait que quelques mois pour détruire l'Armée Rouge, prendre Moscou et Leningrad et conquérir l'Ukraine et la Russie du sud.

À la fin de 1941 Hitler semblait en effet à un cheveu de la victoire. Leningrad était assiégée et le Groupe du Centre de l'Armée Allemande avait avancé de plus d'un millier de kilomètres jusqu'à portée de vue des dômes du Kremlin. Des millions de soldats soviétiques avaient été tués ou faits prisonniers en dépit de la collaboration massive avec les nazis constatée dans certains territoires soviétiques5. Cependant, le régime de Staline vacillait mais ne s'était pas écroulé.

Les succès initiaux de l'armée allemande en Russie Soviétique étaient prévisibles6. Les troupes hitlériennes étaient composées de soldats aguerris qui avaient défaits les Polonais et les Français. La force militaire qui envahit la Russie était puissante de trois millions d'hommes et intégrait des Finlandais et des Roumains, puis fut rejointe par des Italiens, des Hongrois, des Espagnols, des Croates, des Slovaques et des contingents venus de toute l'Europe occupée par les Nazis. La surprise ne fut donc pas que les défenses soviétiques craquaient et que l'Armée Rouge reculait mais qu'elle ne s'était pas complètement effondrée face à de tels dommages et pertes. Le renversement décisif eut lieu devant Moscou pendant l'hiver, en décembre 1941, quand l'Armée Rouge lança une contre-offensive massive pour repousser les forces germaniques qui menaçaient la capitale Soviétique. Cela signait l'échec de l'opération Barbarossa et du coup cela contraignait les Allemands à affronter une longue et difficile guerre de position à l'Est de l'Europe. Ce renversement décisif allait coïncider avec l'entrée en guerre des États-Unis, conséquence de l'attaque Japonaise sur la Flotte américaine à Pearl Harbour.

À l'Est – À l'Ouest : caricature soviétique de Viktor Deni

Les commentateurs ont souvent observé que si la principale erreur d'Hitler fut certainement d'envahir l'Union Soviétique, la seconde fut assurément de déclarer la guerre aux Américains en soutien de son allié Japonais, mais Hitler espérait encore un succès pour l'Opération Barbarossa quand il prit cette décision. Il prévoyait que les US seraient accaparés par leur guerre en Asie et ne sut pas anticiper l'adoption par les Américains d'une stratégie « Europe-first » privilégiant la défaite de l'Allemagne sur celle du Japon. La décision d'Hitler signifiait aussi que les U-boats Allemands seraient désormais en mesure de mener sans restriction la guerre sous-marine, en attaquant les cargaisons américaines et les navires US qui escortaient les convois Britanniques. Pendant un temps les sous-marins Allemands allaient pouvoir faire des ravages le long de la Côte Est des États-Unis.

Drang nach Osten

La radicalisation de l'antisémitisme des nazis vint avec la doctrine « Drang nach Osten » (« Marche vers l'Est ») proclamée par Hitler. À ses yeux l'invasion de la Russie n'était pas une campagne militaire ordinaire. Elle se présentait comme une croisade idéologique et politique dont l'objet était l'éradication du judéo-communisme bolchevique, l'asservissement du peuple soviétique et l'appropriation des vastes territoire de la Russie pour y implanter et développer les aryens germaniques, enfin ça pouvait être un « dépotoir » pour les Juifs d'Europe, dont beaucoup avaient déjà été confinés dans des ghettos en Pologne7. Anti-communisme fanatique et antisémitisme enragé combinés avec la quête de Lebensraum (espace de vie) dans l'est étaient au cœur de la doctrine nazie d'Hitler et donnèrent son tour barbare à la campagne militaire allemande. Les armées d'invasion allemandes furent soutenues par les Einsatzgruppen - équipes d'intervention spéciales de la SS - dont la tâche était d'extirper et détruire toute opposition à l'occupation nazie. La SS avait précédemment été exploitée en Pologne, pour traquer et tuer des milliers de nationalistes polonais. En Russie, les principales cibles étaient les Juifs et les communistes. Les massacres perpétrés par les SS furent, dans un premier temps, « sélectifs » mais bientôt ils allaient se systématiser en assassinats de masse de communautés juives entières - apparemment en représailles à des attaques de partisans visant les occupants nazis et comme revanche face à la montée des pertes allemandes dans les combats avec l'Armée Rouge. À la fin de 1941, sur le front de l'Est, les Allemands furent au cœur d'une entreprise de tuerie qui a coûté la vie à million de Juifs soviétiques.

L'Opération Barbarossa s'était muée en guerre contre les juifs. La décision d'Hitler de déclarer la guerre aux États-Unis était corrélée à cette radicalisation et au déploiement de ce qui allait être connu comme l'Holocaust – le projet Nazi d'extermination des Juifs d'Europe. En Janvier 1939 Hitler avait menacé les Juifs de destruction s'ils « déclenchaient un deuxième guerre mondiale ». En Décembre 1941 la rhétorique anti-sémite d'Hitler se concrétisait.

Quand Hitler a attaqué la Russie, Churchill a déclaré sa solidarité avec l'Union soviétique, comme l'a fait le président américain Franklin Delano Roosevelt. Face à cette grande alliance de la Grande-Bretagne, de l'Union soviétique et des États-Unis, Hitler devait battre ou neutraliser les forces soviétiques avant que les énormes ressources à l'appui de cette coalition puissent pleinement être mises à profit. Cependant, l'armée allemande était incapable de monter une nouvelle campagne du type de l'Opération Barbarossa qui avait été déployée sur un très large front. L'offensive menée par l'Allemagne avait subi un million de victimes en 1941-1942 de sorte que les agresseurs devaient maintenant concentrer leurs dernières forces sur une simple opération stratégique.

Stalingrad

La décision de Hitler fut de monter une campagne au sud, une opération visant à y pousser les forces allemandes de l'avant pour capturer les champs de pétrole soviétique à Bakou sur l'autre versant des monts du Caucase. Un succès paralyserait l'économie de guerre soviétique et assurerait la sécurité des approvisionnements de carburant essentiels pour les Allemands. C'est cette guerre pour le pétrole qui, en été 1942, va déclencher la bataille de Stalingrad - la confrontation la plus longue et la plus dramatique de la guerre germano-soviétique.

La «ville de Staline » était une cible psychologique et politique importante pour les Allemands. Stratégiquement, s'emparer de Stalingrad sur le chemin de Bakou permettrait aux Allemands de bloquer l'approvisionnement en pétrole et son transport par la Volga jusqu'au nord de la Russie. La ville occupée constituerait également le rempart d'une ligne défensive protégeant l'avance allemande vers Bakou d'une contre-attaque soviétique.

Comme en 1941, la campagne allemande connut un succès initial considérable. En Août 1942 Stalingrad était assiégée. En Octobre la plus grande partie de la ville était aux mains des Allemands. Hitler revendiquait la victoire, mais en Novembre les Soviétiques contre-attaquaient et encerclaient les armées allemandes à Stalingrad. Après trois mois d'encerclement et de famine, les Allemands furent obligés de se rendre. Un quart de million de troupes allemandes a péri à Stalingrad, tandis que 300.000 autres furent capturés. Les armées des alliés de Hitler - Hongrie, l'Italie et la Roumanie - qui gardaient les flancs allemands à Stalingrad furent également anéanties.

La défaite allemande à Stalingrad fut le début de la fin pour le régime nazi et ses alliés de l'Axe. D'autres désastres allaient suivre. À Koursk en été 1943, les dernières réserves de la force de panzers de Hitler furent détruites dans des batailles de chars gigantesques avec l'Armée Rouge. En 1943-1944 l'Armée Rouge accomplissait sa campagne de libération de l'Ukraine de l'occupation allemande. Un million de soldats soviétiques sont morts pour reprendre Kharkov, Kiev, Donetsk, Odessa, Sébastopol et d'autres villes. Parmi les adversaires des Soviétiques il y avait les nationalistes ukrainiens qui avaient pris le parti des nazis pendant la guerre. En été 1944, l'Armée Rouge lançait l'Opération Bagration8 - une campagne de libération de la Biélorussie qui a propulsé les forces soviétiques en Pologne et jusqu'à la frontière allemande.

Comme Churchill le dit à l'époque, « c'est l'Armée Rouge qui a tordu les tripes de la machine de guerre nazie ». Encore aujourd'hui, 70 ans après, les froides statistiques de la guerre Soviéto-Germanique demeurent ahurissantes. L'Armée Rouge a détruit 600 divisions ennemies. Trois millions de soldats Allemands ont perdu la vie. Parmi les forces de l'Axe les pertes furent de 48.000 tanks, 167.000 pièces d'artillerie et 77.000 avions. Les pertes Soviétiques inclurent la destruction par les Allemands de 70.000 villes, cités et villages, ainsi que 98.000 fermes collectives. Au cours de la bataille de Stalingrad l'Armée Rouge a eu plus de pertes que les Anglais et les Américains pendant toute la guerre. 600.000 civils moururent de famine pendant le seul siège de Leningrad.

Principalement la Deuxième Guerre Mondiale fut une guerre Soviéto-Germanique et ce sont les grandes batailles de Moscou, Stalingrad et Koursk qui en décidèrent l'issue. Mais dans le même temps ce fut un conflit global traversant l'Asie et l'Afrique aussi bien que les océans Atlantique, Pacifique et Indien. Après l'Union Soviétique c'est la Chine qui a souffert des plus grandes pertes humaines. Plusieurs millions de chinois furent victimes de la guerre avec le Japon qui commença dès 1937. Un million de Japonais furent tués par les seuls bombardements américains, incluant l'attaque nucléaire sur Hiroshima et Nagasaki en Août 1945. La Deuxième Guerre Mondiale fut un affrontement de bien plus grande échelle que la première mais comme le montrent ces aperçus la grande majorité de ses victimes furent des civils et non des militaires.

La guerre monde

Les alliés de l'Union Soviétique furent loin de rester inactifs pendant que des batailles titanesques faisaient rage sur le Front de l'Est. En tant que chefs de guerre Churchill et Roosevelt pouvaient être aussi dépourvus de scrupules que Staline. Les raids aériens anglo-américains sur des objectifs militaires en industriels en Allemagne tuèrent 600.000 civils.

En 1942 les troupes alliées envahirent l'Afrique du Nord et repoussèrent les Allemands et les Italiens hors d'Egypte, de Lybie et de Tunisie. Le dictateur italien Mussolini fut renversé quand les alliés envahirent la Sicile en juillet 1943. Les troupes allemandes occupèrent l'Italie et les alliés y entamèrent une longue et difficile reconquête. En juin 1944 une armada de 7000 navires permit le débarquement allié et l'invasion de la France occupée. Staline salua l'opération comme un brillant succès de ses alliés occidentaux : «  L'histoire militaire n'a connu aucun engagement comparable par l'envergure de sa conception, par l'énormité de ses dimensions et par la maîtrise de sa conduite ». Au mois d'août Paris était libérée et les alliés s’apprêtaient à envahir l'Allemagne par l'Ouest.

Entre temps, en Extrême Orient les Américains avaient engagé de sauvages batailles avec les Japonais pour s'emparer des places fortes japonaises dans les îles du Pacifique et récupérer les territoires d'Asie du Sud Est. L’invasion du Japon, redoutée pour son énorme difficultée prévisible, ne put être évitée que par la capitulation du pays, provoquée par le choc conjugué des bombardements nucléaires et de l'assaut massif des Soviétiques en Mandchourie, en août 1945.

La contribution la plus importante des occidentaux à l'effort de guerre commun fut l'approvisionnement de l'Union soviétique envoyé par la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, le Canada, l'Australie et d'autres pays alliés. Les alliés occidentaux de l'URSS ont fourni environ 10% des besoins économiques des soviétiques du temps de guerre , notamment 360.000 camions, 43.000 jeeps, 2000 locomotives et 11.000 wagons. Les livraisons alimentaires ont permis de nourrir environ un tiers de la population soviétique pendant la guerre. La plupart de cette aide n'est parvenue qu'après la bataille de Stalingrad, mais elle a grandement facilité l'offensive stratégique soviétique de 1943 à 1945. Sans cette aide occidentale, l'Union soviétique aurait pu gagner la guerre seule, mais le coût supplémentaire aurait été astronomique et la reprise d'après-guerre en aurait été considérablement retardée en URSS.

Puis vint la guerre froide. La collaboration des soviétiques et des occidentaux contre Hitler fut discréditée plutôt que célébrée. Pendant la guerre, les Soviétiques n'avaient pas eu de restriction dans la louange de leurs alliés occidentaux. À partir de là, les Soviétiques minimisèrent l'aide des occidentaux tandis que ces derniers exagérèrent grandement l'importance de leur contribution militaire à la défaite d'Hitler. Que l'Union soviétique ait joué le rôle prédominant dans la victoire demeure une certitude bien ancrée dans la Russie contemporaine, où elle est cependant relativisée par la reconnaissance que l'URSS n'a pas gagné la guerre seule, mais en tant que membre d'une grande alliance anti-fasciste.

Les contradictions secondaires

Bien que la Deuxième Guerre mondiale ait avant tout été un conflit géopolitique et idéologique entre la coalition de l'Axe hitlérien et la grande alliance soviético-occidentale, elle donna également lieu à une série de guerres civiles locales et de conflits inter-ethniques qui ont persisté pendant de nombreuses années après 1945. À la fin de la guerre, l'Europe fut submergée par une vague de vindicte et de représailles, principalement à l'encontre des Allemands vaincus et des leurs collaborateurs. Ils furent soumis à un nettoyage ethnique à une échelle comparable à celle de l'éradication des Juifs d'Europe par les nazis, à ceci près que l'objectif en était la déportation et non pas un génocide. Pourtant, des centaines de milliers d'entre eux sont morts et des millions d'Allemands expatriés furent rapatriés de force en Allemagne. Lorsque l'Armée rouge a libéré la Pologne et l'Ukraine de l'occupation nazie en 1944-1945, les soviétiques ont découvert une guerre civile larvée opposant les nationalistes ukrainiens et polonais. La solution appliquée par les soviétiques fut d'autoriser les transferts de population entre la Pologne et l'Ukraine, ce qui aboutit à la réinstallation forcée d'un million de Polonais et d'un demi-million d'Ukrainiens. Dans l’intermède, la guerre inter-ethnique s'est poursuivie, de même les insurrections nationalistes contre le régime communiste en Pologne, en Ukraine et dans les Etats baltes. Des dizaines de milliers d'individus furent tués dans les conflits qui firent rage jusqu'au début des années 1950.

C'est dans ce contexte que Nikita Khrouchtchev décida en 1954 de transférer la Crimée de la Russie à l'Ukraine, bien que la majorité des habitants y étaient Russes. C'était un geste symbolique actant que jusqu'aux confins occidentaux de l'URSS la guerre civile était révolue et que l'unité russo-ukrainienne était indissoluble.

Dans l'état multi-ethnique qu'était la Yougoslavie, la séparation des populations et les transferts ethniques n'étaient pas une option. Pendant la guerre, de nombreux Croates avaient collaboré avec les nazis, tandis que les Serbes avaient soutenus les partisans communistes de Tito. À la fin de la guerre, les partisans prirent leur revanche et éliminèrent environ 70.000 collaborateurs militaires et civils. La solution multiculturelle de Tito déboucha sur une Yougoslavie ethniquement diverse mais unie. Cependant, les graines de la guerre civile acharnée qui allait éclater dans les années 1990 avaient été semées. En Grèce, aussi, les communistes avaient conduit la lutte contre l'occupation fasciste et leur armée de partisans contrôlait la majeure partie du pays, en 1945. Leurs concurrents nationalistes9 étaient soutenus par les Britanniques et lorsque les partisans refusèrent d'être désarmés, commença une guerre civile qui a duré jusqu'en 1949 et prit fin par la défaite des communistes10 ...

Si la plus grande part de la sauvagerie d'après-guerre se produisit en Europe de l'Est, l'Europe de l'Ouest ne fut pourtant pas épargnée. Lorsque les Britanniques et les Américains envahirent l'Allemagne ils se tinrent à l'écart ce qui permit les règlements de compte entre les prisonniers et les travailleurs forcés et leurs ravisseurs allemands. En Italie et en France les partisans communistes exécutèrent sommairement des milliers de collaborateurs fascistes. Partout les femmes des pays occupés d'Europe occidentale qui avaient eu des relations avec des soldats allemands furent humiliées publiquement, nombre d'entre elles eurent le crâne rasé.

Quoiqu'il en soit, en quelques années et avec l'aide américaine11, l'Europe se remit de la guerre et retrouva la paix, mais dans les conditions d'une guerre froide intense. L'Europe de l'Est était devenu partie intégrante d'un bloc soviétique autoritaire, où cependant la brutalité répressive du communisme semblait de loin préférable à la domination nazie génocidaire ou au chaos d'après-guerre. Aujourd'hui, on peut constater que les legs de la Deuxième Guerre mondiale sont nombreux et variés. En fin de compte, la démocratie prévaut à travers l'Europe et jusqu'en Russie. Les relations internationales ont été bouleversées par le déclin des anciennes grandes puissances européennes et la décolonisation, tandis que les États-Unis et l'Union soviétique accroissaient leur domination mondiale.

L'ère nucléaire

Le projet nazi d'éliminer les Juifs d'Europe ne put être accompli et de nombreux survivants de la tentative de génocide émigrèrent vers la Palestine qui devint alors l'ancrage de l’État Israélien et le coeur d'une crise qui se poursuit encore au Moyen-Orient. En Asie, la défaite du Japon avait facilité la montée du parti communiste chinois, qui prit le pouvoir en 1949 et entreprit un programme de modernisation du vieil empire délabré qui allait ouvrir la voie à la Chine superpuissance économique, qu'elle est devenue aujourd'hui. La vague communiste en Europe de l'Ouest avait reflué à la fin des années 1940, mais le basculement vers la gauche suscita le glissement social-démocrate du capitalisme contraint à l'interventionnisme d’État et au développement des systèmes de protection sociale. La détermination à éviter une nouvelle guerre était au cœur du projet pacifiste de l'UE en dépit de sa responsabilité dans la destruction de l'ex-Yougoslavie dans les années 1990 et la guerre civile Ukrainienne aujourd'hui.

Dr.Folamour (Stanley Kubrick)

Ironie du sort, l'héritage majeur de la Seconde Guerre mondiale a peut-être été le développement des armes nucléaires. Sans l'impératif de la guerre anti-nazie, il est peu probable que la bombe atomique eut été développée si rapidement, où même qu'elle ait été produite. Sans la paranoïa de la guerre froide, il n'y aurait pas eu de course aux armements nucléaires et le consensus de contrôle international sur l'utilisation de l'énergie nucléaire aurait pu être une option plausible. Enfin, sans la menace existentielle que les armes nucléaires posent à toute l'humanité, la guerre froide aurait pu dégénérer en une troisième guerre mondiale avec des conséquences encore plus dévastatrices que le conflit qui a pris fin il y a 70 ans.

Geoffrey Roberts

1Ndt : en France le CNR puis le 1er gouvernement de De Gaulle à la libération

2Ndt : Les jours heureux, le Welfare state, etc.

3Ndt : une négociation initiée par les nazis suite à l'échec des négociations entre Chamberlain et Hitler visant à une alliance « anglo-saxonne » sur le dos des Russes et des Français (cf. Clement Leibovitz).

4Ndt : la xénophobie anti-russe et l'antisémitisme latent des élites bourgeoises polonaises n'y étaient pas pour rien.

5Ndt : Galiciens et Banderistes d'Ukraine notamment.

6Ndt : désastres initiaux assumés par les russes qui comptaient tenir le temps que se constitue l'appareil militaire que Staline avait résolu d'industrialiser à l'abri, et à marche forcée, plus à l'Est, profitant notamment du répit d'un an accordé par le pacte germano-soviétique.

7Ndt : c'était la « solution du problème juif » avant que l'échec de Barbarossa n'aboutisse à la « solution finale » selon la logique démente des nazis.

8Ndt : en hommage à Piotr Bagration mort de ses blessures face aux armées de Napoléon qui dit de lui : "Il n'y a pas de bon généraux russes, à l'exception de Bagration !".

9Ndt : qui aboutirent au régime des colonels

10Ndt : à l'occasion les communistes grecs eurent le douteux privilège inaugural de subir les premiers bombardements « démocratiques » de ce qui allait devenir l'OTAN.

11NdT : le Plan Marshall

 

Geoffrey Roberts est membre de la Royal Historical Society, professeur d'histoire moderne à l'Université de Cork en Irlande il est actuellement à la tête de l'École d'histoire à l'UCC. Il a remporté de nombreux prix et distinctions universitaires, y compris une bourse Fulbright à l'Université de Harvard et tituliare de l'Irlande Senior Research Fellowship. Il est un des commentateurs les plus notoires et les plus autorisés de l'histoire et de l'actualité des journaux britanniques et irlandais. Il est contributeur au « History News Service », qui syndique des articles des médias américains. Très présent sur les médias anglo-saxons, il y est conseiller historique de séries documentaires. Spécialiste de l'histoire diplomatique et militaire soviétique de la Seconde Guerre mondiale. Son dernier livre traduit en français : « les guerres de Staline » (éditions Delga 2014) est depuis sa parution (en 2005) le livre de référence des universités du monde entier sur l'URSS et Staline dans la seconde guerre mondiale.

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