Les idiots utiles sont de retour

« Où va la Russie ? », tel était l’intitulé d’une rencontre-débat organisée en mars dernier à la librairie l'EDMP, dans le 12e arrondissement à Paris. Une librairie coopérative, syndicaliste, révolutionnaire, « émancipatrice », etc. Bref, anarchiste. Sur le tract, la caricature du visage de Poutine en Dracula des steppes ou de la toundra donnait déjà une idée de la réponse. De même que la thématique annoncée : « La situation socio-politique et économique courante, les mouvements de protestation, la répression de la société civile, la situation des prisonniers politiques ». Les intervenants étaient  présentés comme deux « militants antiautoritaires de Moscou ». L'initiative émanait du Collectif Koltchenko, du nom d’un « militant syndicaliste, anarchiste, écologiste, antifasciste » ukrainien, Alexandre Koltchenko qui s'était opposé à l'annexion de la Crimée.  Ce qui lui a valu de récolter, de la part de juges « russifiés » par cette annexion une peine de 10 ans de camp de travail. Un « bon », en somme !

Aussi, une foultitude d’organisations progressistes françaises avaient signé un appel pour le faire libérer :

Organisations signataires :
Ligue des Droits de l’Homme
Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme
Groupe de résistance aux répressions en Russie
Ukraine Action
Action antifasciste Paris-Banlieue
Initiatives Pour un Autre Monde - Assemblée Européenne des Citoyens
Union syndicale Solidaires
Fédération Syndicale Unitaire, FSU
Confédération nationale du travail - France, CNT-F
Confédération Nationale des Travailleurs - Solidarité Ouvrière, CNT-SO
Syndicat National de l’Enseignement SUPérieur, SNESUP/FSU
Tendance intersyndicale Émancipation
CGT Correcteurs
Sud éducation
FSU 03
Alternative Libertaire
Ensemble ! (Front de gauche)
L’insurgé
Nouveau Parti anticapitaliste, NPA

Cette initiative paraît a priori justifiée, même si l’argumentaire de certaines des organisations qui en sont à l’origine reprend point par point celui des ONG « antitotalitaires » financées par le milliardaire étasunien Georges Soros. Quoi qu’il en soit, les mêmes n’avaient pas bronché ni bougé pour s’indigner et encore moins cherché à en savoir plus à la suite du massacre de dizaines de manifestants ukrainien «prorusses» réfugiés à la maison des Syndicats, à Odessa le 2 mai 2014, les uns brûlés vifs ou asphyxiés, d’autres achevés à coups de barres de fer après s’être jetés par les fenêtres pour échapper à l’incendie. Une opération de « nettoyage » lancée à l’instigation de groupes néo-nazis, dont le rôle dans la pseudo-révolution de Maïdan et se prolongements serait néanmoins« largement surestimé par la propagande russe », si l’on en croit les petites malins de Alternative libertaire qui, comme leurs pareils dans l’hexagone, détectent des « fachos » partout sauf là où ils se trouvent. Or, non seulement les activistes néonazis ukrainiens ont bel et bien, comme en témoignent de nombreuses vidéos filmées par des gens n’ayant rien à voir avec le FSB, constitué les troupes de choc armées et casqués qui ont encerclé puis envahi la Maison des Syndicats pour y « liquider la racaille pro-russe », mais le déroulement de cette opération a pu s’effectuer sans que les autorités locales n’interviennent pour y mettre fin, la police, présente sur les lieux faisant preuve d’une remarquable passivité, tandis que les pompiers dont la caserne se trouvait à quelques minutes, battaient le record de lenteur pour se rendre sur place.

On pourrait dès lors s’étonner qu’en France des partis, syndicats et associations classés à gauche voire à l’extrême gauche se fassent l’écho, à propos de ces évènements, des mensonges débités par hérauts habituels de la croisade euro-atlantiste. Mais il faut savoir ce qui taraude les ex-trotskos, ex-maoïstes, altercapitalistes, sociétaux-libéraux, citoyennistes et autres anarchoïdes : pour eux, l’histoire du socialisme qualifié à tort de « réel » ne s’est pas arrêtée avec la chute du mur de Berlin. La Russie de Poutine, à leurs yeux, ne fait que prolonger l’URSS de Staline. Et l’ennemi, pour eux, reste d’abord à l’est si on laisse de côté leurs rodomontades « antilibérales ». Le monde capitaliste a certes, changé, reconnaissent-ils mais, sous un autre nom, le « totalitarisme soviétique » a survécu. Aussi tous préfèrent-ils s’impliquer et chanter à l’unisson dans le chœur poutinophobe, indifférents voire ignorants, en ce qui concerne l’Ukraine, face à la montée en puissance d’organisations fascistes bien réelles telles Svoboda ou Pravy Seckor, avec des appuis jusque dans les instances gouvernementales urkrainiennes. Dans ces conditions, il ne faut pas s'étonner que nos « antifas » autoproclamés se soient désormais joints, s’en s’en rendre compte, aux militants de l'euro-nazisme « décomplexé » pour livrer des changements survenus en Ukraine depuis 2014 une version négationniste en temps réel.

Comme c’est devenu la coutume, les anarchoïdes, en particulier, mettent dans le même sac l'impérialisme « occidental », qu’ils n’osent plus appeler par son nom, devenu pourtant plus agressif et belliqueux que jamais, et le gouvernement russe, en lequel ils discernent, comme à l'époque de la guerre froide, le spectre récurrent du stalinisme. Ce qui correspond à la position commode du « ni…ni.. » qui, en renvoyant à dos à dos ces deux ennemis du genre humain, revient à se placer de facto sous la protection du premier et à rejoindre, qu’ils l’admettent ou non, le camp des euro-maidanophiles otanotropes. On est loin de la fidélité au combat de militants communistes révolutionnaires contre toute forme de capitalisme, d'impérialisme et de pouvoir étatique1.

Et oui ! Il y a beaucoup plus, répétons-le, d'idiots utiles travaillant objectivement pour l'impérialisme que contre lui, milieux privilégiés bien qu’ils se targuent de marginalité dans le monde du capitalisme globalisé, nouvelles recrues, effectivement idiotes et utiles, jouant les fiers-à-bras de la « subversion » sous la bannière de l’« émancipation ». Qui s’imaginent sur les barricades du courage et de l'abnégation, histoire de se donner une bonne conscience à peu de frais.

Il faut dire que l'impérialisme paie mieux et, même quand il ne paie pas, il accorde plus facilement au bobo-gocho son petit confort matériel, sa petite sécurité professionnelle ou au moins n’interdit pas l'accès à toutes sortes de salons, salles de cours et de colloques, ou même de cafés-restaurants plus ou moins périphériques, où le néo-petit bourgeois radicalisé ne risque rien du tout — tant que les djihadistes s’en désintéressent —, tout en ayant ce petit frisson de plaisir, cette impression de bonheur d'avoir le « courage » de « lutter » par procuration sur des champs de batailles situés à des milliers de kilomètres contre un ennemi fantasmé qui ne menace en rien son quotidien et ses petites compromissions au jour le jour avec le dominant. Bien au contraire : cette impression justifie sa pleutrerie !

Dénoncer Saddam, Assad, Kadhafi, Milosevic, Nasrallah, que de frissons d'extase combattante au rabais ! Combien de « nouveaux Hitler » à dégommer en un clic ou en un « débat » où tout le monde est d’accord sur le méchant à abattre. Et quant on peut se farcir bien pire, à savoir la réincarnation de Staline au Kremlin, quelle extase ! Alors là, c'est encore mieux qu'un jeu vidéo dans l'empire du virtuel. Oubliées les turpitudes de nos gentils « alliés » : Mohamed VI fils de Hassan II le sanguinaire ami marocain de la France, le colombien Uribe qui donnait le feu vert aux milices paramilitaires pour exterminer les paysans récalcitrants, Netanyahou qui rêve d’effacer le peuple palestinien de la carte du « Grand Israël », ou encore les princes de l’absolutisme démocratique des sables de l’Arabie saoudite et du Qatar sans oublier le nouveau Sultan qui trône sur les rives du Bosphore, empruntant au modèle israélien de terrorisme d’État pour écraser la résistance du peuple kurde. Avec quel Rafale notre ami le prince Salman maintenant décoré par notre petit timonier mou pilonne-t-il les hôpitaux, les civils et les monuments historiques du Yémen ?  Silence ou quelques grognements désapprobateurs et mesurés de la part de la gauche dite «degôche». Mieux vaut tourner la page. Légion d'honneur, pour le tueur saoudien en Syrie par procuration djihadiste. Mais Poutine, quelle horreur ! Car lutter ici et maintenant contre l'impérialisme et les guerres qu’il déclenche, cela exige un peu plus de force de caractère et de détermination que les fanfaronneries verbales des marxistes académiques et autres radicaux de campus. Et un peu plus de risques et d'incertitudes, avec l’état d'urgence en prime.

Au bout du compte, ce ni-ni de pacotille n’est que le choix de rechercher ce minimum de sécurité pour ces happy few de la rébellion de confort, plus ou moins bien installés dans la société du précariat garanti pour tous. Cette sous-classe « moyenne », politiquement et moralement médiocre devrait-on plutôt dire, cette « couche sociale » qui en tient une sacrée couche, mercenaires involontaires du système, on appelait cela dans la Rome antique les « clients ». Comme leurs ancêtres, ils savent beugler en toute quiétude des slogans de commande, « radicaux» ou non. Ils sont là, en réalité, en feignant de se dresser devant les dominants, mais sans aller jusqu’à l’affrontement. Ils jouent un peu le rôle, quoi qu’ils en disent, de chiens de garde « soft », « smart power » exige, soutenant objectivement par leur silence ou se faisant l’écho assourdi de la propagande de guerre officielle, toutes les aventures mortifères d’un « empire » — comme diraient deux de leurs gourous (le tandem Negri-Lordon) — dont ils n’arrivent plus à discerner la nature ni les frontières. Entre les jeunes lumpen « post-coloniaux » des cités de banlieues que nos dirigeants de la vraie droite et de la fausse gauche savent envoyer se faire sauter pour éliminer un « dictateur qui ne mérite pas d’être sur terre », au dire d’un Laurent Fabius, et les petits-bourges bien blancs et propres sur eux qui vitupèrent en vase clos le « néo-libéralisme » et l’« oligarchie », sans réfléchir concrètement aux moyens organisationnels et aux stratégiques susceptibles de mettre fin à leur règne, les grand bourges mondialisés de la jet set, eux, ont tout le loisir pour accentuer la pression sur ceux qui nous font vivre tous, les travailleurs d'ici et d’ailleurs.

 

Pour le Comité Translucide
J-P.Garnier avec B.Drweski

 

1 C’est la raison pour laquelle on peut appeler « anarchoïdes » des gens qui se réclament de l’héritage anarchiste, lisent les classiques de mouvement (Proudhon, Kropotkine, Bakounine, etc.), reprennent certaines proclamations des militants libertaires d’antan, leur empruntent des formules langagières voire vestimentaires, tout en rejoignant, lors des guerres ou des menaces de guerre du monde contemporain provoquées par la politique extérieure des puissances capitalistes, la meute des « chiens courants de l’impérialisme », pour reprendre une expression consacrée..

Les idiots utiles 2 : le retour
Tag(s) : #ukraine, #jean-pierre garnier, #burlonisme, #idiots utiles
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