La Grèce, prochaine cible
de l’irrédentisme albanais ?
Alain Jejcic
Parmi les effets qui ont résulté du démantèlement du bloc des pays socialistes l’avènement de l’irrédentisme albanais, passé inaperçu de la plupart des observateurs, n’en est pas moins un événement important et non seulement pour les seuls Balkans. Pas à pas celui-ci s’impose comme un facteur important, déstabilisateur dans cette région en proie aux contradictions nées des multiples interventions des grandes puissances depuis deux bons siècles dans le cadre de la fameuse « Question d’Orient ». Cependant comme il en va d’un mouvement dont l’objectif, la raison d’être est la modification des frontières étatiques existantes, portant ainsi atteinte au droit international son importance est pour ainsi dire universelle.
Les premières manifestations remontent au début des années quatre-vingt bientôt après la mort du président Tito quand le Kosovo et la Métochie sont le théâtre de manifestations des populations albanaises réclamant que la région autonome soit proclamée république fédérale à l’égale des six autres républiques constituant la Fédération yougoslave. S’il n’en va pas à l’époque d’irrédentisme à proprement parler, ce sont bel et bien ses prémisses qu’inaugurent les événements en question.
De fait, le Kosovo et la Métochie, région autonome au sein de la république de Serbie depuis la création de la Fédération yougoslave le 29 novembre 1943, disposent, suivant les dispositions de la Constitution yougoslave de 1974, de tous les prérogatives qui font d’elles une république à l’égal des autres unités fédérales. Les revendications des manifestants sont donc logiques, elles sont justifiées, du moins d’un point de vue formel. La constitution leur donnant les droits qu’ils réclament il s’agirait d’un simple aggiornamento, c’est-à-dire d’accorder la lettre à la réalité sur le terrain. Cependant, derrière la question pouvant apparaître comme une simple question administrative ressortissant au découpage territoriale de la Fédération yougoslave, de sa cohérence organisationnelle donc, pointe le problème des fondements constituants de la Fédération. En effet, les manifestants réclament pour eux au travers de la reconnaissance de la région autonome en tant que république le statut de nation constituante. Or ceci est contradictoire avec la Fédération en ce que celle-ci est l’émanation de la volonté des trois nations constituantes, Serbe, Croate et Slovène. Les découpage territoriaux, c’est-à-dire les républiques et régions autonomes, ayant d’ailleurs varié dans le temps, s’ils traduisent une réalité constitutive de la fédération yougoslave n’en sont pas ses éléments constituants. De la sorte, on peut affirmer que le mouvement irrédentiste albanais au Kosovo et en Métochie prend naissance dans la lettre de la constitution yougoslave de 1974 pour se développer pleinement dans le contexte de la catastrophe yougoslave, soutenu, encouragé et impulsé par les grandes puissances.
Contrairement à son ancêtre paradigmatique italien du début du XXè siècle, il n’a pas de fondements culturels ni n’est adossé à l’histoire, il résulte en grande partie de la politique titiste et de l’instrumentalisation du sous-développement de la région. A la différence de leurs ancêtres italiens, pour leur grande majorité des intellectuels, les dirigeants albanais sont des membres de la Ligue des communistes yougoslaves rompus à l’action politique pratique ce qui explique le caractère de masse du mouvement des populations albanaises du Kosovo et de la Métochie en 1981. Dirigeants irrédentistes en devenir, ils témoignent dès cette époque de la décadence de la Ligue des communistes yougoslaves.
Le cours ultérieurs des événements et les conséquences sont connues. Plus ou moins, car le mouvement des populations albanaises du Kosovo et de la Métochie n’a pas été uniquement à l’origine du premier coup porté à l’unité de la fédération yougoslave, le moment initial de la "déconstruction" de la Fédération, il en a aussi fournit le modus operandi pour, par la suite, en accompagner les étapes successives jusqu’aux bombardement du printemps 1999.
Plus de quarante ans plus tard, toujours actif, plus que jamais pourrait-on dire puisque soutenu par l’Occident collectif, c’est-à-dire principalement par les États-Unis le Royaume-Uni et l’Allemagne, l’irrédentisme albanais, désormais produit d’exportation puisque après la Yougoslavie, la Serbie et la Macédoine, il semble qu’il soit à présent sur le point d’installer ses quartiers en Grèce. Là, deux facteurs sont apparemment à l’œuvre pour mettre en place le mouvement, l’un interne à la Grèce, l’autre externe alors que, bien évidemment, la population albanaise présente sur place constitue à la fois la masse de manœuvre et le vecteur potentiel d’une revendication identitaire, comme le rend possible et l’exige l’air du temps, origine du mouvement.
Comparé au cas yougoslave, il importe de noter que la minorité albanaise en Grèce est actuellement de loin plus nombreuse qu’elle ne l’était en Yougoslavie en 1980 ;10 % de la population totale de la Grèce à présent contre 5.4 % en Yougoslavie en 1981. Il est donc incontestable, à s’en tenir aux seules données démographique, que la base pour une évolution à la yougoslave existe en Grèce.
Est-elle possible ?
Ainsi qu’il a été dit plus haut deux facteurs sont à l’œuvre qui font craindre le développement de l’activité irrédentiste albanaise en terre hellénique dans les années à venir.
Le premier facteur, peut-être le plus important, c’est la politique grecque à l’égard du Kosovo. Si le gouvernement grec maintien sa position, à savoir de ne pas reconnaître l’indépendance de la région méridionale de la République de Serbie, en revanche plusieurs personnalités politiques en vue s’écartant de ligne officielle donnent à penser que la position grecque est susceptible d’évoluer et que, plus fondamentalement, il n’en va pas d’une position de principe postulant l’incompatibilité de l’irrésolument avec le droit international.
Dans cet ordre d’idée on retient en particulier l’activisme de Dora Bakoyannis, députée au Parlement hellénique, dans le cadre du Conseil de l’Europe afin que celui-ci intègre en son sein le Kosovo indépendant, une manière d’aider les séparatistes albanais. Finalement, l’initiative grecque n’a pas débouché grâce au président français qui, après la visite de son homologue à Paris les 4 et 5 avril derniers, a demandé que la question soit retirée de l’ordre du jour du Conseil. Aussi il convient de rappeler, afin de mieux rendre compte du double jeu de la classe politique grecque, l’existence du bureau de liaison du Kosovo que Priština avait ouvert à Athènes avec l'aide de SYRIZA, « grâce aux dispositions et à la bénédiction d'Alexis Tsipras et des signataires de Prespa. »
Par sa complaisance, par son manque de fermeté à l’égard du Kosovo indépendant, la Grèce officielle ouvre les portes aux revendications identitaires de la diaspora albanaise présente sur son sol, premier pas vers l’éclosion d’un mouvement irrédentiste.
Le deuxième facteur ce sont les forces externes à la Grèce, en premier lieu la Turquie, en second l’Albanie elle-même alors que les États-Unis et la Grande Bretagne, les puissances tutélaires de la Grèce moderne, se tiennent de côté pour l’instant.
La Turquie pèse de tout son poids sur la Grèce. C’est une donnée géopolitique permanente qui toutefois se colore d’une dimension irrédentiste par l’appui qu’Ankara apporte aux revendications des populations turcophones de Roumélie. Par ailleurs, plus généralement, l’ambition néo-osmanienne affichée de la politique turque actuelle, mettant notamment l’accent sur ses liens historiques avec les Balkans, trouve dans l’irrédentisme albanais, facteur affaiblissant les états slaves de la région, un allié naturel, organique. D’une certain façon, peut-on dire, l’histoire fait retour mettant à leurs places respectives les descendants des sujets de la sublime Porte, les raïas slaves d’un côté, les serviteurs du Sultan de l’autre.
Enfin, last but not least, l’Albanie officielle, celle installée au pouvoir à Tirana, jusqu’alors très discrète, faisant une entrée fracassante en plein cœur d’Athènes récemment a, semble-t-il, décidé de bousculer les choses. En effet, le premier ministre albanais, Edi Rama, lors d’une visite privé, c’est-à-dire hors relations officielles greco-albanaise, a tenu un meeting dans la salle couverte de Galatsi non loin du bureau de liaison du Kosovo. Fait sans précédent dans l'histoire des relations bilatérales des pays des Balkans, enfreignant les bons usages diplomatiques, comme le souligne Kathimerini, il marque assurément un tournant dans la conduite de l’Albanie officielle vis-à-vis de son voisin hellénique. Il convient en effet de noter qu’il ne s’agissait nullement d’un événement fortuit, improvisé, d’une manifestation spontanée mais bel et bien d’un meeting dûment organisé, minutieusement préparé comme l’indique les convois « d'innombrables bus arrivés hier et avant-hier d'Albanie, rempli non seulement d'Albanais d'Albanie, mais d'Albanais du Kosovo, comme m'a informé un ami qui se trouvait à l'intérieur du Galatsi fermé », selon le journaliste de Kathimerini.
D’autre part, la concordance de temps entre la « visite » d’Edi Rama à Athènes et celle, officielle, de Kyriakos Mitsotakis à Ankara, fait dire aux commentateurs qu’il en va d’un seul et même événement orchestré par le président turc, Erdogan. En effet, parallèlement à l’humiliation subie en sa capitale, Athènes, le premier ministre grec a du faire face au "cher Tayip", lui rappelant les revendications stratégiques de la Turquie face la Grèce. Vu ainsi, la réunion de Galatsi prend indéniablement de l’importance si ce n’est un sens explicite. Néanmoins, est-elle pour autant le moment initial d’un processus délétère à l’image de celui qui a mis fin à la Fédération yougoslave ?
On ne saurait répondre à la question. Mais, à envisager un tel scénario pour la Grèce dans les années à venir, la question se pose de savoir dans quelle mesure le pays est capable de résister. En effet, là aussi l’exemple yougoslave, ou plus exactement serbe, enseigne que l’irrédentisme, quand bien même bénéficie-t-il d’appuis considérable, peut être efficacement combattu. De fait, seize ans après avoir proclamé son indépendance, le Kosovo peine, malgré l’appui des principales puissances euro-atlantiques, à intégrer la « communauté internationale », c’est-à-dire les multiples instances qui la représentent. Bien au contraire, au fil des ans, le nombre d’états l’ayant reconnu ne cesse de diminuer grâce à l’activité diplomatique énergique de gouvernement serbe, soutenu par une très large majorité de la population du pays. En effet, les Serbes n’acceptent pas que leur soit retiré la souveraineté sur la région dont sont issus les fondateurs de la nation serbe et à laquelle se rattache leur tradition historique, poétique.
La Grèce est-elle capable d’en faire autant que la Serbie ? Tenté de répondre par l’affirmative tant les deux pays se ressemblent, il nous faut cependant introduire un bémol lié au fait que la Grèce, contrairement à Serbie, fait partie de l’Union Européenne. Dans quelle mesure cette appartenance peut-elle nuire aux défenses du pays ? Assurément elle le ferait si selle contribuait à porter atteinte aux structures traditionnelles de la société grecque, en particulier à son église orthodoxe mais aussi à l’organisation familiale traditionnelle grecque? Dès lors, fragilisée en profondeur, la société grecque serait moins à même de résister aux mouvements séparatistes induits par un irrédentisme albanais sous influence.
Déjà malmenée par la finance transnationale, la Grèce est-elle d’ores et déjà menacée par l’irrédentisme albanais ? Des événements récents indiqueraient-ils que tel est bien le cas ? C’est la question à laquelle on ne sait répondre pour l’instant, c’est donc la question qui incite à la vigilance.
A.J. 17 mai 2024