Même les “bobos” lâchent Macron
Chronique d’un ralliement annoncé
Jean-Pierre Garnier
On n’attendait plus qu’eux. Non prévu ni voulu par l’intelligentsia degôche hexagonale, le mouvement des gilets gauche avait été regardé par elle de haut voire avec méfiance durant les premières semaines de son apparition. Outre son refus anti-écologique d’augmentation du tarif du gasoil, et le caractère bassement terre-à-terre des revendications qui l’accompagnaient, il était soupçonné de par sa composition populaire hétéroclite, de compter, plus ou moins dissimulés dans ses rangs, des gens jugés définitivement infréquentables : racistes, xénophobes, homophobes, vulgaires, etc. Voire d’être manipulé en sous-main par des gars de la Marine. En somme, d’abominables «beaufs».
Cependant, soutenu dès le départ et avec constance par plus des deux tiers de la population française interrogée, malgré le matraquage des médias et les réticences de la gogôche instruite, non seulement ce mouvement auto-organisé sous des formes inédites a commencé à perdurer, mais ces révoltés contre une injustice sociale dont ils faisaient plus que d’autres les frais ont accompli ce que même les «contestataires» soixante-huitards épris de révolution n’avaient osé faire ni même imaginer : commettre le sacrilège d’envahir, pour la première fois dans l’histoire des soulèvements dont Paris a été le théâtre, ces lieux sacrés de la bourgeoisie que sont les Champs Élysées et les beaux quartiers, sans en demander à qui que ce soit l’autorisation. Et cela de la part de «gens de peu» venus de la «France périphérique», alors que la plupart des Parisiens, bourgeois et petits bourgeois confondus par cette irruption inopinée du peuple dans la capitale se comportaient en Versaillais. Or, voilà que les rats diplômés de cette ville «gentrifiée» et leurs homologues des autres métropoles se décident enfin les uns après les autres à quitter le navire macronien où ils s’étaient embarqués il y a presque deux ans pour «faire barrage» à qui vous savez.
Mise au défi par cette insurrection venue d’«en bas» de s’extraire de sa réserve et de sa passivité, la «classe moyenne éduquée» s’est en effet vue contrainte à la longue de donner la preuve du progressisme qui constitue depuis plus d’un siècle son image de marque. Avec l’arme absolue dont elle raffole d’ordinaire pour faire savoir aux puissants combien elle leur est hostile : la proclamation sous forme d’appel, de pétition ou de tribune.
Le coup d’envoi avait été donné le 6 décembre 2018, soit après le «3ème acte», particulièrement mouvementé à Paris du côté de l’Arc de triomphe, de la révolte des «gilets jaunes», avec un «appel» d’un «collectif de politiques et de personnalités civiles» à manifester le samedi suivant, non pas aux côtés des «émeutiers» vilipendés par Castaner, dont ils se prétendaient pourtant solidaires, mais à bonne distance. Alors que les premiers persistaient à vouloir jeter une fois encore le trouble dans les quartiers bourgeois, les seconds préféraient prudemment reprendre le parcours traditionnel des manifestations syndicales en défilant dans l’est parisien. Outre la crainte de se voir confrontés à la violence policière, un autre motif dictait ce choix «séparatiste»: le refus de voir mélangés les torchons populaires avec les serviettes néo-petites bourgeoises. Aussi le «changement de cap» que l’appel était censé «imposer» conjuguait-il la «justice sociale» avec la «justice climatique». Ce qui permettait de rallier la faune escrologico-«bobo» qui achève de coloniser les arrondissements populaires de la capitale.
Le fait que cet appel, piloté par Attac et la Fondation Copernic, associations en pointe pour promouvoir un «autre monde possible», non pas autre que capitaliste mais altercapitaliste, soit publié par Libération, le torchon libéral-libertaire du milliardaire sioniste Patrick Drahi, est en lui-même significatif. Qu’elles soient politiciennes, syndicales, associatives ou universitaires, les figures de proue ou de poupe «degôche» dont on trouvait les signatures au bas de l’appel n’avaient rien d’«extrémistes». On y retrouvait, avec les débris de la deuxième droite rosâtre-verdâtre, les restes d'un PCF exsangue, les rescapés du trotskisme, des insoumis d'État, des syndicats plus collabos les uns que les autres et des associations subventionnées, ainsi que des têtes pensantes en vue du marxisme lénifiant, du radicalisme de campus et de l'anarchisme de bac-à-sable «alternatif».
Les autorités n’avaient donc pas de «débordements» à redouter. Les plus finauds de leurs «analystes» avaient d’ailleurs deviné que tout ce petit monde «éduqué» s’était mis en ordre de bataille sinon pour torpiller, du moins pour reléguer à l’arrière-plan un mouvement social qui n’était pas de son goût, pour faire diversion lors de l’«acte quatre» en noyant la révolte populaire dans la croisade escrologique, parallèlement au surgissement médiatisé de quelques «figures» de gilets jaunes «modérés» redonnant à cette couleur la signification qu’elle avait perdue récemment. Comme on pouvait s’y attendre, cette manifestation se déroula «dans le calme et la joie» comme s’en félicitèrent les médiacrates, sans impact aucun évidemment sur le rapport de forces avec le gouvernement.
Au milieu du mois de janvier de cette année, rebelote. Une pétition fait son apparition sur le site internet «change.org» appelant une nouvelle fois les intellectuels et les artistes à soutenir les «gilets jaunes». Avec, outre la référence obligée à «la tradition démocratique et révolutionnaire, depuis les Sans-Culottes, la Révolution de 1848 et les Communards jusqu’aux — audace suprême ! — Conseils ouvriers du XX° siècle», une mise en garde qui confirmait l’irréductible défiance du néo-bourgeois degôche à l’égard d’un mouvement qu’il ne contrôle pas. «Aujourd’hui, le mouvement des Gilets Jaunes est à la croisée des chemins, décrétaient les auteurs de l’appel. Même s’il ne doit pas être surestimé, le risque existe que l’extrême-droite arrive à lui imposer son orientation autoritaire, haineuse et xénophobe. C’est la responsabilité historique de la gauche de ne pas lui laisser le champ libre.» On chercherait en vain trace dans cette prose bien-pensante, malgré l’intensification de la violence d’État entre-temps, de l’hypothèse d’un recours par un pouvoir affolé au terrorisme d’État qui, sans être assimilé au «fascisme» dont il est convenu parmi les signataires de redouter le retour, lui emprunte tout de même de plus en plus nombre de ses pratiques policières et judiciaires.
Il faudra néanmoins attendre le 1er mai et un pas supplémentaire dans la répression brutale de manifestants pacifiques, doublé d’un mensonge éhonté du ministre de l’Intérieur pour le justifier — l’«attaque» de l’hôpital de la Salpêtrière à Paris —, pour voire le ban et l’arrière-ban du «boboland» se mobiliser, avec l’entrée en masse, venant s’ajouter aux habituels rebelles de confort diplômés, de «créateurs» et «créatifs» en tout genre. Dans une «tribune» publiée d’abord, comme il se doit, dans Libération, rien moins que 1400 «personnalités de la culture» font savoir non seulement qu’ils sont solidaires des «Gilets jaunes», mais qu’ils sont en outre disposés à utiliser leur «pouvoir, celui des mots, de la parole, de la musique, de l'image, de la pensée, de l'art, pour inventer un nouveau récit. Rien n'est écrit. Dessinons un monde meilleur. »
Quel monde ? Le même que celui où ce petit monde de la culture et des arts s'ébroue jusqu'à aujourd'hui, mais libéré de la pression policière réservée à la plèbe en révolte, qui, bien qu'elle l’ait jusqu'ici épargné, lui qui était resté jusque là prudemment à l’abri, a fini malgré tout par perturber sa bonne conscience voire lui donner mauvaise conscience. Qui trouve t-on parmi cette troupe de saltimbanques radical-chic en tout genre (acteurs, chanteurs, réalisateurs, écrivians, scénaristes, décorateurs, plasticiens…) arrivées comme les carabiniers d'Offenbach après six mois de manifs de plus en plus sauvagement réprimées? Bien sûr un peloton de vieux et vieilles routier(e) de la gauche établie ayant apporté régulièrement leurs voix durant trois décennies à la deuxième droite (Gérard Mordillat, Robert Guediguian et son épouse, Annie Erneaux...) voire deux ou trois anarchoïdes mondains (Serge Quadruppani, Émile Louis), mais surtout une troupe compacte de ralliés de la dernière heure à la cause du peuple, connus (Juliette Binoche, Jeanne Balibar…), peu connus ou inconnus sauf de leurs pairs, plus aptes à bouffonner dans les salons et les galeries qu'à se les geler sur les ronds-points.
Mais peu importe. Tant qu’à monter dans le train en marche, autant le faire avec panache en ne mégotant pas sur les envolées boursouflées «Les gilets jaunes, c’est nous», n’hésitent pas à proclamer ces nouveaux renforts au peuple en lutte vêtus «trendy». «Et aujourd’hui, nous appelons à écrire une nouvelle histoire», clament-ils Une histoire déjà risible au vu des histrions qui se targuent pompeusement de vouloir l’écrire, et qui risque bien, en outre, d’être rendue illisible de par l’«écriture inclusive» qu’ils ont érigée en règle. En voici un avant-goût puisé dans la conclusion de leur tribune : «Nous écrivain.ne.s, musicien.ne.s, réalisateur.rice.s, éditeur.rice.s, sculpteur.rice.s, photographes, technicien.ne.s du son et de l’image, scénaristes, chorégraphes, dessinateur.rice.s, peintres, circassien.ne.s, comédien.ne.s, producteur.rice.s, danseur.se.s, créateur.rice.s en tous genres, sommes révolté.e.s par la répression, la manipulation et l’irresponsabilité de ce gouvernement à un moment si charnière de notre histoire.»
Ce ralliement est en tout cas politiquement significatif. Il est en effet symptomatique de l'isolement auquel notre Président s’est condamné, abandonné par des gens qui, jusqu'à il y a peu, manifestaient une indifférence voire un mépris de classe à peine dissimulé à l'égard d’une «populace» qui n'avait pas eu besoin de leur avant-gardisme élitiste pour «inventer un nouveau récit» de l'émancipation, un récit en actes et non en paroles.
En réalité, tout ce petit monde attend un «changement de cap» qui, loin de nous sortir d’un capitalisme de plus en plus pourrissant, vise à lui injecter une nouvelle sève pour lui donner un aspect plus appétissant. Ce qui se profile, en fin de compte, à l’horizon de la «révolution citoyenne» sur laquelle ces incarnations de l’anticonformisme labélisé souhaiteraient voir le mouvement des «gilets jaunes» déboucher, c’est l’avènement d’une «troisième droite», toute disposée avec leur concours, à prendre le relai de la première et de la seconde dans les années 20 à venir ou même avant, pour continuer d'assurer, sous des formes bien sûr «innovantes» voire «dérangeantes», la reproduction des rapports de production capitalistes. Et si le populo, une fois de plus déçu d’avoir été grugé par des imposteurs gouvernant en son nom, finissait par prêter réellement une oreille complaisante aux sirène de l’extrême-droite, nul doute qu’on entendrait alors les ténors diplômés du chœur «bobo»-écolo-citoyenniste hurler d’indignation contre le «péril brun» dont ils auraient eux-mêmes favorisé le retour.
Jean-Pierre Garnier