« Pour moi, l'acteur fondamental, c'est Mélenchon. Mais il faudrait que Nuit debout établisse une synergie avec lui. »

Chantal Mouffe1

Qu’on se le dise : les classes sociales n’existent pas et, par voie de conséquence, la lutte pluriséculaire qui les opposerait non plus. Tel est l’oracle d’une grande prêtresse du post-marxisme pontifiant : la politologue belge Chantal Mouffe. À vrai dire, il ne s’agit pas là d’un scoop. Sans revenir sur la genèse du concept «lutte des classes» dont on rappellera simplement que Marx et Engels n’ont fait que l’emprunter, avant de le complexifier et en réorienter le sens, à des historiens libéraux français de la Restauration (François Guizot, Augustin Thierry, Adolphe Thiers…), on sait que l’un des fondements de l’idéologie bourgeoise, au-delà de ses multiples facettes et variantes, est la négation pure et simple de l’existence des classes et de leurs luttes. On sait aussi qu’outre les penseurs clairement situés à droite, cette négation a été reprise dès la fin du XIXe siècle par une partie de ceux situés à gauche, d’obédience sociale-démocrate principalement. Parée d’atours «post-modernes », elle a ensuite connu un renouveau en France grâce à une cohorte d’intellectuels portés par le reflux de la révolution «libérale-libertaire» de mai 68 (Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Félix Guattari…) qui, laissant aux caciques d’une «gauche de gouvernement» le soin d’aider l’idée socialiste à « faire son chemin », se sont dépensés sans compter à «déconstruire» toutes les voies théoriques qui lui auraient peut-être permis de devenir réalité. Rien de nouveau, donc, avec l’irruption d’une Chantal Mouffe au firmament de la pensée de gauche normalisée et normalisante.

Mais pourquoi, dès lors, s’intéresser à ses vaticinations ? Tout simplement parce qu’après avoir sévi en Amérique latine puis en Grèce et en Espagne où, en compagnie de son époux Ernesto Laclau, politologue lui aussi, décédé en 2014, elle a prodigué ses bons conseils aux leaders des mouvements sociaux, contribuant à la démobilisation de ces derniers au profit de partis qui en étaient issus, et à vouer ceux-ci à l’impuissance voire à se faire les complices des politiques qu’ils dénonçaient auparavant, elle tente maintenant de rééditer le coup en France dans le cadre de la course à l’échalote présidentielle. Comment ? En présentant Jean-Luc Mélenchon comme l’homme providentiel-présidentiable d’une «France insoumise», capable de créer une « volonté populaire et collective», qui, en organisant la « pluralité des demandes venues den bas » serait susceptible de «transformer profondément les institutions au lieu de les rejeter toutes » et de mettre ainsi fin à la « crise de démocratie représentative » en la rendant «plus représentative», sans qu’il soit question de remettre en cause les rapports de production capitalistes. Car, aux yeux Ch. Mouffe, seuls les « excès du néo-libéralisme » sont en cause. Le «réformisme radical» dont elle se veut le chantre vise à réformer la capitalisme, non à en finir avec lui.

Vous avez dit lutte des classes ?

« Principale théoricienne de la démocratie radicale, inspiratrice de Siryza et Podemos, de tous ceux qui, à gauche, tentent de secouer la politique contemporaine »2. «Analyste radicale de nos démocraties, lucide et engagée»3… La manière élogieuse dont les médias français mainstream présentent Chantal Mouffe devrait déjà suffire à tracer les limites de sa radicalité autoproclamée. Il est vrai, entre nous soi-dit, que le terme «radical», que l‘on trouve ces derniers temps en lieu et place de celui de «révolutionnaire», notamment dans la littérature «alternative» dont raffolent les anarchoïdes, est devenu en France un véritable mot-valise destiné à placer le néo-conformisme ambiant sous le signe de la subversion4. Cette mise à toutes les sauces d’une «radicalité» postulée ne date évidemment pas d’hier. Rappelons-nous le soi-disant «radical-socialisme» qui a servi tout au long de la IIIe et la IVe Républiques de feuille de vigne progressiste à des formations politiques dont le «centrisme» supposé masquait un ancrage de plus en plus droitier.

Il faut dire que la philosophie politique de Ch. Mouffe n’a pas non plus de quoi effrayer le bourgeois de la Ve République. Du haut de sa chaire de sciences politiques, Ch. Mouffe annonce tous azimuts, comme on l’a vu, la bonne nouvelle : la lutte des classes, c’est fini ! Mais voilà de quoi ravir également une petite bourgeoisie intellectuelle progressiste, «radicalisée» ou non, qui, à la différence de l’intelligentsia révolutionnaire des siècles antérieurs, a rejeté dans l’impensable toute éventualité de dépassement du capitalisme. Jean-Paul Sartre était convaincu, lorsqu’il jouait les compagnons de route du PCF, que le marxisme était l’« horizon indépassable de notre temps». Pour Chantal Mouffe, c’est le capitalisme dûment démocratisé qui demeure cet horizon, y compris, même, pour les temps à venir.

« Pour une majorité de Français, la lutte des classe existe toujours », titrait pourtant… Le Figaro au printemps dernier sur la base d’un sondage d’où il ressortait que ceux-ci semblaient « persuadés que cette théorie — celle où Marx affirmait dans Le Manifeste du Parti communiste, en 1848 que “L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de la lutte des classes” — est non seulement d'actualité, mais également une réalité»5. Une majorité assez confortable, 69%, de surcroît « indépendante de la couleur politique des personnes interrogées», précisait Le Figaro, qu’elles soient «partisans de gauche, de droite, ou du Front National». Et cela malgré un matraquage idéologique de plusieurs décennies, redoublé depuis le tournant de la « rigueur» de 1983, où l’on était même parvenu à escamoter, en 1991, dans le cadre d’une énième réforme des programmes scolaires, la diabolique et mortifère notion de «classe sociale» jusque dans l’enseignement des « sciences économiques et sociales » dispensés à partir de la seconde6.

Il faut donc croire que les Français ont la tête vraiment dure, contrairement aux nouvelles générations de la bourgeoisie auxquelles C. Mouffe fait part de ses innovations conceptuelles, aux Etats-Unis ou en Angleterre, dans les établissements d’enseignement huppés où la classe dirigeante se reproduit. Ou, comme on le verra, aux jeunes membres de la caste universitaire espagnole censée mettre fin en Espagne au règne de la « caste politico-affairiste», qui ont fait des élucubrations «post-marxistes» de la politologue belge le fin du fin du renouvellement de la pensée de gauche.

Mais, avant qu’elles ne gagnent l’Europe du sud, c’est la gauche latino-américaine qui a bénéficié des lumières de Chantal Mouffe, associée à son époux Ernesto Laclau, jusqu’à la mort de ce dernier. Les régimes dictatoriaux installés dans l’arrière-cour des Etats-Unis durant les décennies précédentes leur avait facilité la tâche en liquidant ou condamnant à l’exil la plupart des dirigeants, militants et théoriciens de la gauche marxiste. Ce qui laissait place nette sur la scène politico-idéologique à une nouvelle vague de penseurs critiques dont le point commun était de rejeter aux poubelles de l’histoire toute ambition de transformation de fond en comble des sociétés. On devrait par conséquent se le tenir pour dit : la voie du changement social ne pouvait désormais qu’être électorale, avec de nouveaux mouvements sociaux pour fournir le gros des troupes de votants. Mais la nouveauté devait bien sûr passer aussi par un renouvellement théorique.

Face à la crise du marxisme des années 80, le tandem Laclau-Mouffe a réagi à l’instar de ses homologues européens. Ils ont répondu comme un Édouard Bernstein au siècle précédent : en promouvant un révisionnisme adapté à l’air du temps. Publié en 1985, un épais ouvrage rédigé par le duo expose dans style académique des plus emberlificotés — «un sabir universitaire parfois peu digeste», persifleront deux collaborateurs du Diplo 7— le B-A BA de la nouvelle doctrine sociale-démocrate8.

Il en ressort en premier lieu que les « catégories marxistes» ne seraient plus en mesure d’appréhender les sociétés contemporaines. C’est là un refrain maintes fois entendu, mais l’argumentaire innove : le marxisme, toutes tendances confondues, verserait dans une «forme d’essentialisme de classe » qui ferait « dépendre les identités de la position des agents sociaux dans les rapports de production ». Cet «essentialisme de classe, expliquera Chantal Mouffe eux lecteurs néo-petits bourgeois de L’Obs, a empêché le marxisme de comprendre les nouvelles formes de lutte, comme le féminisme, l'écologie, l'antiracisme »9. Il a surtout empêché de mettre au rencard la lutte des prolétaires contre l’exploitation !

Taxer d’« essentialisme» le matérialisme dialectique au profit d’une philosophie politique qui, dans la pure tradition « sciences-po», déconnecte la sphère politique du contexte économique, social et idéologique où elle prend place, il fallait le faire ! C’est vraiment le monde à l’envers. On comprend en tout cas que le duo Mouffe-Laclau s’insurge contre l’importance excessive accordée aux données et aux analyses d’ordre socio-économique. « Il n’y aurait pas de place, s’indigne t-il, pour la politique comme activité autonome »10. Traduisons : il n’y aurait pas de place pour une philosophie politique idéaliste en roue libre faisant fi des conditions matérielles d’existence.

En effet, et ce serait là le second apport décisif du tandem Mouffe-Laclau à la connaissance du monde social, celui-ci ne serait qu’un «espace discursif». À en croire nos deux politologues, les rapports sociaux capitalistes n’entreraient pour rien dans la constitution des identités politiques puisque celles-ci ne seraient que le produit de « constructions » façonnées par les « discours ». On reconnaît-là le postulat central des philosophes français «déconstructivistes» mentionnés plus haut, dont Ch. Mouffe et son compère se réclament ouvertement. « Pour nous, il faut plutôt se représenter le monde social comme un espace de discours, où les identités se construisent en se différenciant les unes des autres.11 » Des «identités flottantes», par conséquent, comme s’en félicite notre duo, et non enkystées dans des soi-disant rapports de classes. Autrement dit, ce qu’un «récit» fait, un autre peut le défaire. Ce qui autorise à raconter n’importe quoi sans avoir à le prouver par «une analyse concrète d’un situation concrète», comme l’intimait ce penseur et leader rétrograde de Lénine. On pourra, par exemple affirmer que la lutte des classes n’est qu’une formule « stéréotypée » au demeurant «presque dénuée de sens», le «presque» n’étant là qu’une clause de style pseudo restrictive évitant de devoir entamer ne serait-ce qu’un début de démonstration12.

Plus d’ennemis mais seulement des « adversaires »

Cependant, il va bien falloir remplacer les classes et leur lutte. Tout n’étant qu’affaire de « discours », il suffira de substituer un mot à un autre. À la «lutte», avec ses connotations «belliqueuses», «rageuses» et «haineuses»— Chantal Mouffe dixit —, on préfèrera le «conflit», concept aux connotations beaucoup plus rassurantes. Comme le serinait le sociologue « social-libéral — sociétal-libéral, en fait — Alain Touraine à ses élèves latino-américains, dont Mouffe et Laclos ne font que rependre les enseignements, le conflit ne peut déboucher que sur la «négociation» puis le «compromis», et non l’horrible «guerre civile» dont le spectre obsède notre politologue. À la différence de l’odieux juriste nazi Carl Schmidt qui discernait des «ennemis» un peu partout, il conviendra de considérer les opposants comme des «adversaires » et de les traiter comme tels, avec évidemment les égards qui leur sont dus. Pour donner un tour savant à ce distinguo, on forgera un nouveau concept, l’«agonisme», à ne pas confondre avec l’antagonisme, trop manichéen. Un néologisme auquel s’en adjoindra un autre, venu des Etats-Unis, comme il se doit, de la même eau  émolliente : «adversarial». Quant aux classes, elles s’évanouiront dans la diversité des «identités construites» pour retrouver une unité sous la forme d’un «peuple», «construit» lui-aussi ou plutôt reconstruit, comme on le verra plus loin, d’où ne serait exclue qu’une « oligarchie » archi-minoritaire accrochée à ses privilèges.

Comme on peut le subodorer, le couple Mouffle-Laclau s’inscrit implicitement en faux contre le point de vue de Shakespeare via Hamlet selon lequel la vie, et la vie sociale à plus forte raison, serait «une histoire pleine de bruit et de fureur», «racontée par un idiot», de surcroît, et qui, de ce fait, «ne signifie rien». Cela peut à la rigueur valoir pour des temps lointains voire encore proches, mais non pour l’avenir. Racontée par des diplômés de sciences politiques qui, en plus, auront tout loisir d’influer sur elle, elle ne pourra qu’être apaisée — Ch. Mouffe parle sans rire d’«antagonisme apprivoisé» —, et ne signifier qu’une chose déjà entrevue par Winston Churchill, à savoir que «la démocratie est le pire des régimes à l'exception de tous les autres». Mais, sous peine d’être accusée de redite voire de plagiat, il faut se creuser les méninges pour faire du neuf avec du vieux. À cet égard, reconnaissons que Ch. Mouffe est orfèvre en la matière.

Pour donner une consistance théorique à cet aggiornamento de tout repos et surtout éviter d’être soupçonné de quelque accointance avec des théoriciens situés à droite, rien de tel que de se réclamer d’un penseur au-dessus de tout soupçon. Aussi Chantal Mouffe et Ernesto Laclau ont-ils jeté leur dévolu sur Antonio Gramsci, choix dont rend bien compte l’intitulé en forme d’hommage de leur premier ouvrage. Mais il en va de l’«hégémonie», concept-clef du célèbre prisonnier des geôles mussoliniennes, comme du reste de ses écrits passés à la moulinette du «réformisme-radical». Revu et corrigé par le soin de nos duettistes, tout se passe comme si Gramsci n’avait pas été un théoricien et dirigeant communiste, et non des moindres. Peu importe, néanmoins. De même que l’on peut substituer un mot à un autre, on pourra faire dire à un auteur ce qu’il n’a jamais dit voire le contraire en imaginant ce qu’il n’aurait pas manqué de dire s’il était encore de ce monde. C’est ce à quoi s’emploient Ernesto Laclau et son épouse. Ne reculant devant aucune audace, ils auraient, si l’on en croit celle-ci, prolongé la pensée de Gramsci en exposant les « conclusions auxquelles il serait parvenu s’il avait vécu à notre époque»13. À ce compte, ils auraient pu, pendant qu’ils y étaient, également faire subir le même sort à Marx, comme s’y évertuent depuis des années maints penseurs, en France et en Italie notamment, qui se relaient pour «actualiser» sa pensée. Il est vrai que cela serait contradictoire avec le «post-marxisme» revendiqué par les deux politologues.

Démonter les tripatouillages en tous genres dont l’œuvre de Gramsci a fait l’objet de leur part nécessiterait au moins un ouvrage entier. Mais comme ils avaient pour finalité d’adapter la stratégie de conquête du pouvoir à une nouvelle conjoncture socio-politique pour les organisations de gauche en Amérique latine, et que nombre de leurs leaders firent leur les préceptes édictés par la tandem Laclau-Mouffe, on se contentera de juger du bien fondé des corrections opérées dans les thèses gramsciennes à partir des résultats pratiques de leur application.

La question de l’hégémonie, tout d’abord, n’aurait plus de liens avec la problématique des alliances de classes, celles-ci ayant disparu. À quoi la rattacher dès lors ? On sait que Gramsci avait laissé de côté à la fin de sa vie en prison une conception de l’hégémonie prolétarienne fondée sur la centralité de la classe ouvrière comme sujet historique, pour s’intéresser, en usant du concept d’hégémonie, aux formes du pouvoir bourgeois, en particulier sous l’angle de leur dimension culturelle. Car il fallait bien, si l’on voulait construire une contre-hégémonie populaire, examiner de près les mécanismes institutionnels et idéologiques qui assurent l’emprise politico-éthique durable de la bourgeoisie sur l’esprit des classes dominées. Conformément à leur postulat de départ sur l’inexistence des classes, la couple Laclau-Mouffe va faire de Gramsci le théoricien d’une hégémonie sans détermination de classe. Cela au prix d’une déformation totale de ce que Gramsci entendait par «bloc populaire».

Au lieu d’être dirigé par des partis conservant le point de vue du prolétariat, soit de travailleurs conscients et organisés, donc se référant à la division de la société en classes, le « bloc populaire» reformaté par le duo Laclau-Mouffe résultera de l’articulation de divers mouvements sociaux (le mouvement ouvrier ou ce qu’il en reste en constituant un parmi d’autres) « autonomes et équivalents». Le point de vue de classe étant abandonné, les alliances avec des forces politiques non hostiles au capitalisme voire pro-capitalistes deviendront alors possibles. En Argentine, l’influence des thèses d’Ernesto Laclau a conduit les organisations gauche à soutenir les gouvernements «justicialistes» patronnées par Nestor puis Christina Kirchner. Or, ceux-ci, comme il fallait s’y attendre, décevront suffisamment les classes populaires qui les avaient initialement appuyés, pour ouvrir la voie à la tête de l’État, lors de l’élection présidentielle de décembre 2015, au très libéral Mauricio Graci, un chouchou des milieux d’affaires. Dans d’autres pays du cône sud, où le «démocratisme radical» prôné par les deux politologues a connu un certain succès dans les milieux progressistes, on ne peut pas dire non plus que le bilan soit très positif. Le Brésil et le Pérou sont à nouveau placés sous la tutelle des partis de droite ou, comme au Chili, droitisés.

Après l’Amérique latine, ce sera au tour de la «gauche de gauche» européenne, en Grèce et en Espagne notamment, de bénéficier les lumières de Ch. Mouffe. Cette gauche néo-petite bourgeoise résolument «anti-néolibérale» sans pourtant verser dans un anticapitalisme considéré comme hors de saison avait besoin d’une doctrine ad hoc pour pouvoir concilier son envie de déloger du pouvoir les fondés de pouvoir politiques les plus ouvertement asservis à ce dernier et un attachement profond aux dogmes de la démocratie bourgeoise.

De ce point de vue, le «démocratisme radical» du tandem Laclau-Mouffe tombait à point. Passons rapidement sur Siryza chez qui il avait fait aussi école. Ch. Mouffe, extasiée, avait porté son leader Alexis Tsipras aux nues en 2014 lorsque celui-ci jugeait avoir « l’arme atomique de la sortie de l’euro entre les mains ». Mais elle reste quasi-muette à son propos aujourd’hui depuis la lamentable reddition du leader de Siryza face à la « troïka», ne trouvant pour toute explication que le fait qu’il s’était «véritablement retrouvé avec un couteau sous la gorge»14. Or, n’importe quelle analyse des rapports de classes à l’échelle nationale et en Europe aurait laissé prévoir qu’il ne pouvait en aller autrement, et cela d’autant plus si l’on tient compte de la nature de classe de la direction de Siryza elle-même, composée en majorité d’ambitieux fils à papa.

Avec Podemos, ce sera une véritable lune de miel. L’intercesseur avec la direction du parti, sera le numéro 2, son idéologue en chef, Íñigo Errejón, un premier de la classe (néo-petite bourgeoise), politologue lui aussi, qui se définit lui-même comme un «postmarxiste anti-essentialiste », soit conformément au profil dessiné par Chantal Mouffe du parfait «démocrate radical», avec qui il publiera d’ailleurs un livre d'entretiens en 201515. L’évolution d’un Podemos émanant d’une vaste mobilisation de rue vers un parti centralisé doté d’une direction de type bureaucratique ultra-personnalisée, aux lignes compatibles avec le maintien du capitalisme, n’a donc rien d’un hasard. Au fur et à mesure qu’approchaient les échéances électorales, les stratèges d’un parti censé «bousculer l’Espagne» si l’on en croyait Médiatarte et le Diplo16, prendront soin de mettre de l’eau dans leur vin «radical» en faisant appel à des personnalités étrangères de renom susceptibles de ne pas effrayer outre mesure l’électoral « modéré» dont Pablo Iglesias et ses conseillers en «communication» espéraient rafler une partie des voix. À qui dès lors faire appel, sinon à deux experts de renom en falsification de la pensée marxienne pour la discréditer? Pour l’économie, la tâche reviendra à l’économiste français Thomas Piketty qui avait trouvé le moyen de pondre une énorme somme sur Le Capital au XXIe siècle sans avoir jamais rien compris à la pensée de Marx17. Pour la science politique, ce sera Ch. Mouffe, déjà traitée depuis quelques années en pythie par les fondateurs de Podemos pour sa contribution au renouvellement de la stratégie de conquête du pouvoir. On peut voir aujourd’hui où cette stratégie a mené.

Conformément aux préconisations de Ch. Mouffe, Podemos se proposait de «changer la politique» en se gardant de promettre de changer la société et, à plus forte raison, de société. Pour modeste qu’il fût, néanmoins, le premier objectif n’a même pas été atteint. Outre qu’au niveau national, l’échec électoral du parti l’oblige à entrer dans des tractations avec le PSOE et d’autres organisations, qui renouent avec la «politicaillerie» que Pablo Iglesias n’avait pourtant pas cessé de fustiger, la pratique du pouvoir dans les municipalités dont Podemos et ses alliés de circonstances ont réussi à s’emparer s’avère assez peu «horizontale et démocratique». De l’aveu même des participants, les «cercles» créés par Podemos pour «pousser le peuple à s’exprimer» ont nettement l’impression de «tourner en rond»18. Ce qui n’a rien de surprenant au vu de la conception que Ch. Mouffe se fait dudit «peuple», en phase sur ce point comme sur les autres, avec la nouvelle vague de politiciens de gauche qu’elle conseille… ou, en ce qui concerne la France, de plus anciens.

Jean-Pierre Garnier

Fin de la première partie... prochain épisode : Place au peuple !

1Eric Aeschimann, «Nuit debout et le refus du leader : occuper une place ne suffit pas», entretien avec Chantal Mouffe, L’Obs, 23 avril 2016.

2 Émission Grand Angle, TV5-MONDE, 12 avril 2016

3 Télérama, 15 avril 2016

4 Voir Comité translucide, Je sens que ça vient, Delga, 2016

5 Pauline Chateau, « Pour une majorité de Français, la lutte des classe existe toujours », Figaro. fr, 29/O4/2016 .

6 Renaud Lambert, Hélène Richard, «L’économie comme on ne l’a jamais enseignée», Le Monde Diplomatique, septembre, 2016

7 Razmig Keuchayan, Renaud Lambert, «Ernesto Laclau, inspirateur de Podemos», Le Monde diplomatique, septembe 2015.

8 Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste : vers une politique démocratique radicale, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2009.

9 Eric Aeschimann, «Nuit debout et le refus du leader : occuper une place ne suffit pas», entretien avec Chantal Mouffe, L’Obs, 23 avril 2016.

10 Hégémonie et stratégie socialiste op. cit.

11 «Nuit debout et le refus du leader : occuper une place ne suffit pas», L’Obs, 23 avril 2016, entretien cité.

12 Ernesto Laclau, La Raison populiste, Seuil, 2008.

13 Íñigo Errejón y Chantal Mouffe, Construir pueblo Hegemonía y radicalización de la democacía, Icaria Editorial, 2015.

14 Entretien avec Chantal Mouffe, 25 juin 2016, pcfob.centerblog.net/1166-le-brexit-peut-constituer-un-choc-salutaire

15 Construir pueblo, op. cit.

16 Ludovic Lamant, «Ce mouvement qui bouscule l’Espagne», Médiapart  30 octobre 2014; Renaud Lambert, « Podemos bouscule l’Espagne», Le Monde diplomatique, janvier 2015.

17 « Avec Thomas Piketty, pas de danger pour le capital au XXIe siècle », proclamait Lord On dans un énorme article publié dans Le Diplo (avril 2015). Sauf que le premier, à la différence du second, n’a jamais prétendu « mettre le feu aux foules » pour « renverser la loi El Khomry et son monde ». C’est l’infirmerie qui se moque de l’hôpital. Les deux partagent un anticommunisme invétéré.

18 elmadrileno.cfjlab.fr/jvisuel/les-cercles-citoyens-cherchent-leur-place/

 

Tag(s) : #jean-pierre garnier, #chantal mouffe, #jean-luc Mélenchon, #nuit debout
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