"Je propose de dire que «pétainiste» est le transcendantal, en France, des formes étatisées et catastrophiques de la désorientation. Nous avons une désorientation majeure, elle se présente comme un tournant dans la situation, elle est solennellement active à la tête de l'état. De ce point de vue, encore formel, il y a une tradition nationale du pétainisme qui est bien antérieure à Pétain. Le pétainisme commence en réalité en France avec la Restauration de 1815. Un gouvernement post-révolutionnaire se réinstalle dans les fourgons de l'étranger, avec l'appui vigoureux des émigrés, des classes renversées, des traîtres et opportunistes de tout acabit, et le consentement d'un peuple fatigué".

Alain Badiou dans "De quoi Sarkozy est-il le nom?"

En France, aujourd'hui, après les préliminaires que furent Sarkozy et Hollande, le concept badiousien du "Transcendantal pétainiste" semble bel et bien - de nouveau - accompli...
"En actes" comme aurait dit Aristote et comme Olivier Foreau nous le fait observer, avec ses symptômes et ses conséquences. Il n'y a plus "ni droite ni gauche", puisque désormais nous sommes "enfin libres" !

Le Prix de la Liberté

Par Olivier Foreau

Thomas Hollande étant particulièrement surbooké en ce moment (cf. Gala, 13/04/17), c’est finalement Emmanuel Macron qui a été nommé président de la République, à notre grand soulagement car pour un peu nous replongions dans les heures les plus sombres de notre histoire. Artistes et créatifs en tous genres, porteurs d’un regard sur le monde et résolument ancrés à gauche, nous allions sans aucun doute finir parqués entre des miradors, au beau milieu d’une foule de Maghrébins, de Roms et autres victimes naturelles de la société, à cause de l’audace invétérée de nos convictions. C’est dire si nous avons eu chaud!

L’hypothèse invraisemblable

« Tout le monde nous disait que c’était impossible, mais ils ne connaissaient pas la France! », beuglait notre sauveur au Carrousel du Louvre, le soir du 7 mai dernier. En effet, tel un chien famélique à qui on aurait balancé deux gamelles de viande avariée, le peuple français vient d’exercer son choix souverain: « une hypothèse invraisemblable il y a encore un an », renchérit Le Monde du 08/05/17, comme si l’invraisemblable était entre-temps devenu vraisemblable, par un effet de la grâce divine. Pourtant, certains n’arrivent pas à se défaire de l’impression étrange qu’on leur a enfoncé un président dans la gorge, et s’étonnent qu’un candidat aussi pathétique, à la tête d’un mouvement en carton-pâte, ait pu se frayer si facilement un chemin jusqu’à la première place du podium. Ils vont même jusqu’à se demander si la conjonction surprenante de catastrophes qui ont neutralisé ses principaux adversaires – explosion de Fillon en plein vol (si l’on peut dire), sabordage en règle de la primaire du PS, suicide télévisé de Marine Le Pen, etc. – n’aurait pas quelque peu aidé le destin. Là où chacun s’accorde à ne voir qu’une suite banale de coïncidences plus énormes les unes que les autres, ils subodorent une main invisible (ou pour mieux dire, parfaitement visible), comme par exemple dans les radiations massives des listes électorales constatées le jour même du vote (plus de 16000 rien qu’à Strasbourg). Toujours fidèle au poste, la normalosphère veille au grain: « C’est normal ! Quand on change d’adresse il faut prévenir la mairie ! » soutient Chtimi79, qui a repéré instantanément les 16000 fautifs à l’origine de ce cafouillage. Mais il règne tout de même un parfum de suspicion, principalement chez ceux qui contre toute raison, persistent à croire qu’il s’agissait d’une élection. [1]

Le vertige démocratique

Nous sommes si accoutumés à ce qu’on ne nous demande pas notre avis que l’idée de choisir qui va nous gouverner ressemble à un canular, qu’on le veuille ou non. Dans la vraie vie, choisissons-nous notre patron? Choisissons-nous celui qui va nous braquer dans la rue, ou la maladie que nous allons attraper? Tous les cinq ans, il nous faut cependant puiser dans notre inculture pour recruter un président de la République. Nous nous y attelons avec les moyens du bord, en tâchant de nous assurer qu’il présente bien, qu’il n’a pas dit de gros mots, et qu’il ne s’enfuira pas avec les napperons de la salle à manger. Cette opportunité qui nous est offerte, d’examiner des candidats à la magistrature suprême comme s’ils postulaient à une place de chauffeur ou de majordome, ne va pas sans une certaine honte secrète, qui est le propre des satisfactions solitaires.

D’où notre hâte à faire de ce droit un devoir, pour ne pas dire une purge, consistant – lorsque nous avons la chance de ne pas avoir été radiés des listes électorales – à voter de préférence pour celui qui nous dégoûte le plus, dans une sorte de vertige de l’humiliation, au nom du « sauvetage nécessaire de la démocratie ». Notre mérite citoyen se mesurant à notre envie de vomir, il va sans dire que Macron a bénéficié d’un confortable avantage sur ses concurrents: son bilan catastrophique au sein du gouvernement, sa campagne aussi frelatée qu’hystérique, et son projet de saccage du droit du travail à coups d’ordonnances ne peuvent que donner la nausée, tout en consacrant l’effondrement définitif de la démocratie dans ce pays.

Travail, famille, patrie

Le fait que la France en marche soit un slogan du régime de Vichy ne doit donc pas nous troubler: capitulation et collaboration sont bel et bien les deux mamelles de la France, ce qu’illustre à merveille le réflexe pavlovien de nos candidats, qui courent se faire adouber par la chancelière allemande dès qu’une campagne électorale se profile à l’horizon [2]. Pour les législatives nous aurons certainement droit à un nouveau slogan, comme par exemple LE TRAVAIL REND LIBRE, qui comblera les nostalgiques de tous bords, tout en collant parfaitement à cette société ubérisée que nous appelons de nos vœux, où le chômage sera devenu un comportement criminel.

C’est donc en nous vautrant dans le pétainisme (comme à notre habitude) que nous avons finalement échappé au fascisme – mais chacun sait que cette victoire n’est pas gratuite, et nous nous apprêtons à payer le prix de la liberté. Car il s’est noué entre nous et nos dirigeants une sorte de pacte, aux termes duquel nous acceptons d’être peu à peu dépouillés de toute perspective d’avenir, en échange du maintien de notre hochet électoral, qui nous permet de nous sentir supérieurs au restant de l’humanité (ce qui n’est pas une mince consolation). Après tout, ne vaut-il pas mieux une république bananière que pas de république du tout? Et à tout prendre, l’esclavage n’est-il pas préférable à la dictature? Quand on a la chance de vivre en démocratie, il faut savoir garder l’esprit large, aussi nous nous abstiendrons de toute raillerie envers Emmanuel Macron, car nous avons compris que ce serait faire le lit des extrêmes. Nous adorerons nous faire détrousser et jeter à la rue, sous peine d’être taxés d’obscurantisme. En votant pour lui, nous avons donc perdu toute voix au chapitre. Mais est-ce si grave?


Notes

  1.  Pour le prochain scrutin présidentiel (si d’aventure il y en a un autre de prévu) aura-t-on la présence d’esprit de faire venir des observateurs de l’ONU?
  2. Macron, Fillon et Hamon se sont rués tous les trois à Berlin pour s’y livrer à un concours de salamalecs, mais l’inverse n’est évidemment pas vrai, et on imagine difficilement un candidat allemand venant ramper devant nos « élites » pour se donner de la crédibilité.
Tag(s) : #Olivier Foreau, #liberté d'expression, #politique, #social
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